10e poème :Jésus est dépouillé de ses vêtements
Voici l'aire où le grain de froment céleste est égrugé.
Le Père est nu, le voile du Tabernacle est arraché.
La main est portée sur Dieu, la Chair de la Chair tressaille,
L'univers, en sa source atteint, frémit jusqu'au fond de ses entrailles !
Nous, puisqu'ils ont pris la tunique et la robe sans couture,
Levons les yeux et osons regarder Jésus tout pur.
Ils ne vous ont rien laissé, Seigneur, ils ont tout pris,
La vêture qui tient à la chair, comme aujourd'hui
On arrache sa coule au moine et son voile à la vierge consacrée.
On a tout pris, il ne lui reste plus rien pour se cacher.
Il n'a plus aucune défense, il est nu comme un ver,
Il est livré à tous les hommes et découvert.
Quoi, c'est là votre Jésus ! Il fait rire. Il est plein de coups et d'immondices.
Il relève des aliénistes et de la police.
Tauri pingues obsederunt me. Libera me, Domine, de ore canis.
Il n'est pas le Christ. Il n'est pas le Fils de l'homme. Il n'est pas Dieu.
Son évangile est menteur et son Père n'est pas aux cieux. C'est un fou ! C'est un imposteur ! Qu'il parle ! Qu'il se taise !
Le valet d'Anne le soufflette et Renan le baise. Ils ont tout pris. Mais il reste le sang écarlate. Ils ont tout pris. Mais il reste la plaie qui éclate !
Dieu est caché. Mais il reste l'homme de douleur. Dieu est caché. Il reste mon frère qui pleure ! Par votre humiliation, Seigneur, par votre honte,
Ayez pitié des vaincus, du faible que le fort surmonte ! Par l'horreur de ce dernier vêtement qu'on vous retire, Ayez pitié de tous ceux qu'on déchire !
De l'enfant opéré trois fois que les médecins encouragent, Et du pauvre blessé dont on renouvelle les bandages, De l'époux humilié, du fils près de sa mère qui meurt,
Et de ce terrible amour qu'il faut nous arracher du cœur !
Introduction :
Le dixième poème de Chemin de la Croix de Paul Claudel, intitulé "Jésus est dépouillé de ses vêtements", met en lumière l'humiliation ultime de Jésus avant sa crucifixion, une scène marquée par le dépouillement physique et symbolique de sa dignité. Claudel, fidèle à sa manière de fusionner mysticisme et réalisme cru, nous fait ressentir, à travers ses mots, l'intensité de la souffrance et l'humiliation de Jésus, qui est dépouillé de tout : de ses vêtements, de sa défense, de son humanité apparente, mais aussi de sa divinité, en raison du mépris et de l’indifférence des hommes. Ce poème traite de la violence de l'humiliation, de l'abandon, et de l'épreuve ultime du Christ, tout en invoquant la solidarité humaine dans la douleur et la souffrance. Nous allons analyser ce poème sous trois angles : l'humiliation du Christ, la déshumanisation dans la souffrance, et la rédemption qui se cache derrière cette souffrance.
1. L’humiliation du Christ : une dénudation physique et spirituelle
Le poème commence par une image frappante : "Voici l'aire où le grain de froment céleste est égrugé", suggérant que le Christ, comme le grain, est soumis à une épreuve physique et spirituelle, nécessaire à la rédemption. Cette première ligne met en scène un Christ qui, dans son dépouillement, devient non seulement un homme, mais un sacrifice. Claudel souligne l’humiliation infligée à Jésus par le dépouillement de ses vêtements, une perte totale, aussi bien symbolique que physique : "Ils ne vous ont rien laissé, Seigneur, ils ont tout pris." Le fait que Jésus soit nu, comme "un ver", "livré à tous les hommes", accentue cette perte de dignité, représentant un déshabillage aussi bien corporel que spirituel. Jésus n’est plus seulement celui qui souffre pour l’humanité, il devient un objet de moquerie, un "fou", un "imposteur". Cette image de nudité extrême va au-delà de la simple dégradation ; elle incarne l’abandon, le rejet total, l’impossibilité d’être vu autrement que comme un souffrant sans défense.
2. La déshumanisation et l’abandon dans la souffrance
À travers le dépouillement de Jésus, Claudel traite de la déshumanisation qui accompagne la souffrance extrême. Jésus, dénudé et humilié, devient une figure qui échappe à l’humanité : "Il est livré à tous les hommes et découvert". Cette image fait écho à la manière dont la souffrance et l’humiliation peuvent réduire l’être humain à un simple objet de mépris. Les mots utilisés par Claudel, "On a tout pris, il ne lui reste plus rien pour se cacher", renvoient à l’idée que, dans la souffrance, l’individu perd tout ce qui pourrait constituer sa protection ou son identité. Jésus, dans cette humiliation, ne trouve aucun réconfort, pas même dans sa divinité. La référence au verset latin Tauri pingues obsederunt me ("Les taureaux gras m'ont assiégé") et à la traduction de "Libera me, Domine, de ore canis" ("Délivre-moi, Seigneur, de la gueule du chien") renvoie à la violence physique et spirituelle de cette situation, un appel à l'aide face à l'impossibilité de s'en sortir. L’utilisation de l’humour noir ("Il n’est pas le Christ. Il n’est pas le Fils de l’homme. Il n’est pas Dieu") souligne l’absurdité de la situation, où Jésus, loin d'être reconnu pour ce qu’il est, devient la cible d'insultes et de doutes.
3. La rédemption cachée dans l’humiliation : Dieu caché, mais l’homme de douleur reste présent
Cependant, derrière cette scène de dégradation, Claudel laisse entrevoir une lueur de rédemption. Jésus, bien qu'humilié, porte encore en lui le sang et la plaie, symboles de sa souffrance rédemptrice : "Ils ont tout pris, mais il reste le sang écarlate. Ils ont tout pris, mais il reste la plaie qui éclate!" Cette dernière image nous rappelle que, même dans la déchéance, il reste une présence divine. Dieu est "caché", mais "l'homme de douleur" reste "présent", incarnant ainsi la figure du Christ rédempteur. La souffrance de Jésus n’est pas vaine, elle devient une voie vers la rédemption et l’humanité retrouvée. Claudel fait également appel à la solidarité dans la souffrance, en élargissant la portée du poème à l'humanité entière : "Ayez pitié des vaincus, du faible que le fort surmonte." Il invite à comprendre que la souffrance de Jésus n'est pas une souffrance isolée, mais une souffrance partagée par tous ceux qui souffrent dans le monde. En souffrant pour les autres, Jésus se fait le modèle de l’amour sacrificiel, et sa souffrance devient le miroir de notre propre humanité, marquée par la douleur et l’humiliation.
Conclusion :
Dans Jésus est dépouillé de ses vêtements, Paul Claudel met en scène l'humiliation absolue du Christ, à la fois physique et spirituelle. Par cette dénudation totale, Jésus devient l’image même de la souffrance et de l’abandon, mais aussi de la rédemption qui s’accomplit dans cette souffrance. Claudel nous montre que, même lorsque l’être humain semble totalement déshumanisé, il reste une possibilité de rédemption et d’espoir. Le Christ, tout en portant l’humiliation, devient aussi celui qui ouvre la voie à la guérison spirituelle et à la solidarité humaine. À travers cette scène de dénudation, le poème invite chacun de nous à regarder la souffrance d'un autre avec compassion, et à comprendre que, dans la dégradation, il y a aussi la possibilité d'une renaissance spirituelle.