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Ce disant, il mit bas son grand habit, et se saisit du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing, et quelque peu parsemé de fleurs de lys toutes presque effacées. Il sortit ainsi en beau savon, mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna brusquement sur les ennemis qui sans ordre, ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient. Car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes à l'entrée des murs ; les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d'un côté, pour les emplir de raisins ; les trompettes étaient chargées de moussines ; chacun était dérayé.
Il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme porcs, frappant à tors et à travers, à la vieille escrime. Aux uns il escarbouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes, aux autres disloquait les spondyles du col, aux autres démolissait les reins, aplatissait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents en gueule, abattait les omoplates, meurtrissait les jambes, décrochait les hanches, déboîtait les bras…
Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps, il lui froissait toute l'arête du dos, et l'éreintait comme un chien.
Si un autre voulait se sauver en fuyant, à celui-là il faisait voler la tête en pièces par la commissure lamdoïde ; si quelqu'un grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté, il l'empalait de son bâton par le fondement.
Si quelqu'un de sa vieille connaissance lui criait : — Ah ! frère Jean, mon ami, je me rends ! — Il le faut bien, disait-il, mais en même temps tu rendras l'âme à tous les diables ; et soudain lui donnait dronos ; et si quelqu'un assez téméraire osait lui résister en face, c'est là qu'il montrait vraiment la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur. À d'autres, donnant au-dessous des côtes, il subvertissait l'estomac et ils mouraient aussitôt. Il frappait si fièrement les autres par le nombril qu'il leur faisait sortir les tripes… Croyez que c'était le plus horrible spectacle qu'on vit jamais.
Les uns criaient sainte Barbe ; les autres saint Georges ; les autres sainte Nytouche ; les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes-Nouvelles, de la Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint suaire de Chambéry ; mais il brûla trois mois après sans qu'on en pût sauver un seul brin ! les autres à Cadouin ; les autres à saint Jean d'Angely ; les autres à saint Eutrope de Xaintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinays, aux reliques de Jourezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns se mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant, les autres criaient à haute voix : — Confession, confession, confiteor, miserere, in manus.
Dans cet extrait du chapitre 27 de Gargantua, François Rabelais dépeint une scène de combat effrénée où l'humour grotesque et la violence physique se mélangent. À travers cette scène, l’auteur fait preuve de son génie pour l'exagération comique, tout en utilisant des descriptions crues et caricaturales pour peindre une vision de la guerre absurde et dérisoire. Le style de Rabelais, caractérisé par un langage riche et une capacité à jouer avec l'imaginaire populaire de son époque, est ici au service de la satire sociale et politique.
1. L’hyperbole et l'exagération grotesque
Dans cette scène, Rabelais utilise une hyperbole manifeste pour décrire les combats. L’auteur multiplie les gestes violents et les blessures physiques à un niveau absurde. Par exemple, "Il escarbouillait la cervelle", "il rompait bras et jambes", "il démolissait les reins", mais aussi "il frappait à tors et à travers, à la vieille escrime". Ce foisonnement d'actions surchargées montre la violence démesurée du combat, poussée à l'extrême. Ces descriptions font appel à l’imaginaire du lecteur, évoquant l'image de combats presque mythologiques, où la douleur et le chaos semblent presque faire partie du spectacle.
2. La satire sociale et la critique de la guerre
Rabelais s'attaque ici non seulement à la guerre en elle-même, mais aussi à ses acteurs et à ses ridicules. En évoquant les "porte-guidons", "porte-enseignes", "tambourineurs" et "trompettes", l’auteur caricature les soldats désorganisés et ridicules, qui sont plus préoccupés par leur propre intérêt (les raisins et moussines) que par le respect des règles militaires. Cette scène de guerre est ainsi une satire de la guerre dans sa forme la plus chaotique et absurde, où les soldats, plus préoccupés par des détails futiles, se trouvent pris dans un tourbillon de violence aveugle et sans but.
3. La représentation de la brutalité et du comique grotesque
Le passage est aussi marqué par un comique de l’absurde. La violence décrite ici est d’une telle intensité et d’une telle démesure que, loin de provoquer une quelconque émotion sérieuse, elle génère un effet grotesque et comique. Le fait de décrire les blessures d’une manière aussi détaillée, comme "il enfonçait les dents en gueule" ou "il faisait sortir les tripes", accentue l’effet absurde de cette scène. Ce comique grotesque, très présent dans l’œuvre de Rabelais, utilise la brutalité pour faire rire tout en faisant réfléchir sur la condition humaine.
4. L’irrationalité de la guerre et la mort inéluctable
À travers cette scène, Rabelais met en lumière l’absurdité de la guerre, où la violence semble n’avoir aucun sens ni raison. Les personnages crient "Sainte Barbe", "Saint Georges" ou "Saint Eutrope", mais leur dévotion est inoffensive et ne les sauve pas de la violence qui les frappe. La mort est inéluctable et ce qui frappe ici, c'est l’ironie de la situation. Les soldats, à l’instant même de leur agonie, se tournent vers des prières désespérées, mais leur foi, bien qu’elle soit un réflexe humain, semble être inutile face à la réalité tragique et absurde de la guerre.
5. Le langage et la vision du monde chez Rabelais
Le style de Rabelais dans cet extrait illustre une vision du monde marquée par une langue populaire et vivante. La profusion de termes corporels et de métaphores grotesques, comme "fendre les mâchoires" ou "empaler de son bâton", crée un effet de comique visuel très puissant. Ce langage cru et sans fard est propre à l'univers de Rabelais, qui ne cherche pas à embellir la réalité mais à la rendre plus frappante et directe. La violence ici est décrite avec un tel éclat que l’on ressent à la fois l’horreur et l’absurdité de la scène, ce qui contribue à l’effet de satire.
Cet extrait de Gargantua offre un portrait de la guerre sous l'angle de l'absurde, de l'exagéré et du grotesque. À travers une scène de combat chaotique et violente, Rabelais critique non seulement la guerre elle-même, mais aussi les institutions et les comportements humains qui la nourrissent. Le mélange de comique et de tragique, propre à l’œuvre de Rabelais, pousse à la réflexion tout en divertissant le lecteur. Par la caricature et l'hyperbole, l’auteur parvient à dénoncer les dérives de son époque tout en offrant une vision satirique et irrévérencieuse de la guerre, de la religion et de la société.