USBEK AU MEME.
A Smyrne.
Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?
D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
Commentaire composé de l'extrait des Lettres persanes de Montesquieu (Usbek à Mirza)
Dans cet extrait des Lettres persanes, Montesquieu explore la question du pouvoir et de la vertu à travers les paroles d'un vieux sage, choisi pour être roi des Troglodytes, mais qui refuse cet honneur, dénonçant ainsi les dérives de la société qu’il observe. En déclinant la couronne, il fait une réflexion sur l’évolution morale du peuple et sur la fragilité de la vertu humaine. Cet extrait permet d’aborder plusieurs thématiques essentielles : le rapport entre pouvoir et vertu, la critique de l’ambition humaine et l’évolution des sociétés, de la liberté vers la soumission.
Dans cette lettre, Usbek rapporte les lamentations du vieux sage, qui refuse d’accepter la couronne, la considérant comme une source de malheur. Il dénonce la transformation du peuple troglodyte, qui, autrefois libre et vertueux, devient aujourd’hui esclave de ses désirs et de ses ambitions. En effet, le peuple troglodyte, initialement sans chef, était contraint à la vertu par la nécessité de l'autogestion collective : "il faut que vous soyez vertueux malgré vous". La vertu, selon le vieux sage, était une conséquence naturelle de l'absence de pouvoir, un principe de survie dans un environnement où les Troglodytes étaient responsables de leur bien-être collectif.
Cependant, avec l’accession au pouvoir d’un roi, le peuple troglodyte se trouve confronté à une option plus facile : celle de se soumettre à une autorité qui impose des lois moins rigides que celles de la vertu personnelle. Le sage pointe la facilité d'un pouvoir monarchique qui permettrait de satisfaire des ambitions personnelles et d'acquérir des biens matériels : "vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs". Cette réflexion montre comment, dans les sociétés humaines, le pouvoir peut devenir une tentation, un moyen de fuir les contraintes de la vertu.
Le vieil homme se lamente également de l’abandon de la liberté individuelle au profit de la soumission à un pouvoir monarchique. Il s’attriste du fait que, au lieu de rester libre et vertueux, le peuple Troglodyte choisisse de se soumettre à un roi et de se libérer de la dureté de la vertu. En refusant la couronne, il exprime sa révolte contre l’idée de voir ses compatriotes se laisser séduire par le confort d’une existence sous la protection d’un prince, où la vertu devient secondaire : "vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté." Ce passage souligne la manière dont le pouvoir politique peut être perçu comme une forme de confort qui, au lieu d’élever les individus moralement, les entraîne dans la corruption et l’égoïsme.
Le vieux sage souligne que, sous un tel régime, la vertu n’est plus une nécessité, mais une option parmi d’autres, ce qui affaiblit le fondement moral de la société. La soumission à un prince, au lieu de se soumettre à la vertu, peut devenir une échappatoire aux exigences morales : "vous n’aurez pas besoin de la vertu." Ce phénomène est en réalité une critique acerbe de la tendance humaine à rechercher des solutions faciles et à se détourner de l’effort personnel pour maintenir des valeurs éthiques.
Dans un ultime cri de désespoir, le vieil homme exprime sa douleur à l’idée de laisser un peuple qu’il considère comme déchu sous la domination d’un pouvoir humain, loin de la pureté de la vertu. Il se tourne alors vers ses ancêtres, les "sacrés aïeux", qui ont vécu dans une société où la vertu était la seule autorité. Ce retournement du peuple troglodyte, de l’autonomie à la soumission, symbolise la perte de ce qu’il y a de plus précieux dans une société fondée sur des principes moraux : "pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?" Le vieil homme se voit comme un témoin du déclin de la vertu et, dans ses derniers instants, il exprime un profond regret, en ayant la sensation d'avoir vécu trop longtemps pour voir l’effondrement de la société qu’il avait connu.
Cet extrait des Lettres persanes nous livre une réflexion subtile sur les dangers du pouvoir et de la soumission à l’autorité. Le vieux sage, en refusant la couronne, incarne la résistance aux tentations humaines telles que l’ambition et le désir de confort matériel, et il critique la société qui, par paresse morale, préfère la soumission à la vertu. Montesquieu, à travers cette critique, nous invite à réfléchir sur la fragilité des principes éthiques dans un monde où le pouvoir et la recherche du bien-être personnel peuvent corrompre l’individu et la société tout entière. Le texte pose ainsi une question fondamentale : la vertu est-elle possible dans une société soumise à un pouvoir politique ?