Ô mon enfant, tu vois, je me soumets.
Fais comme moi : vis du monde éloignée ;
Heureuse ? non ; triomphante ? jamais.
— Résignée ! —
Sois bonne et douce, et lève un front pieux.
Comme le jour dans les cieux met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l’azur de tes yeux
Mets ton âme !
Nul n’est heureux et nul n’est triomphant.
L’heure est pour tous une chose incomplète ;
L’heure est une ombre, et notre vie, enfant,
En est faite.
Oui, de leur sort tous les hommes sont las.
Pour être heureux, à tous, — destin morose ! —
Tout a manqué. Tout, c’est-à-dire, hélas !
Peu de chose.
Ce peu de chose est ce que, pour sa part,
Dans l’univers chacun cherche et désire :
Un mot, un nom, un peu d’or, un regard,
Un sourire !
La gaîté manque au grand roi sans amours ;
La goutte d’eau manque au désert immense.
L’homme est un puits où le vide toujours
Recommence.
Vois ces penseurs que nous divinisons,
Vois ces héros dont les fronts nous dominent,
Noms dont toujours nos sombres horizons
S’illuminent !
Après avoir, comme fait un flambeau,
Ébloui tout de leurs rayons sans nombre,
Ils sont allés chercher dans le tombeau
Un peu d’ombre.
Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs,
Prend en pitié nos jours vains et sonores.
Chaque matin, il baigne de ses pleurs
Nos aurores.
Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,
Sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes ;
Une loi sort des choses d’ici-bas,
Et des hommes.
Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer,
Ou tout plaindre !
Le poème À ma fille est extrait de Les Contemplations (1856) de Victor Hugo, chef-d’œuvre majeur du romantisme. Ce recueil, marqué par le deuil et la méditation, explore les thèmes de la vie, de la mort, et des rapports entre l’homme et le divin. Dans ce poème, Hugo s’adresse directement à sa fille, lui offrant une leçon de sagesse et de résilience face aux épreuves de la vie. Ce discours empreint de tendresse et de philosophie met en lumière les valeurs essentielles prônées par le poète : l’acceptation, la douceur et la compassion.
Nous analyserons comment Hugo construit cette leçon de vie à travers une vision philosophique de l’existence et un appel à la spiritualité et à l’amour.
Le poème débute par un constat de résignation : « Ô mon enfant, tu vois, je me soumets. » Hugo évoque la souffrance universelle, inscrite dans la condition humaine, et invite sa fille à adopter une attitude de calme et de douceur : « Sois bonne et douce, et lève un front pieux. » La vie est perçue comme une suite d’instants inachevés, une ombre insaisissable : « L’heure est une ombre, et notre vie, enfant, / En est faite. » Cette métaphore traduit la fragilité de l’existence, marquée par l’insatisfaction et les désirs non comblés.
En décrivant l’humanité comme « un puits où le vide toujours recommence », Hugo montre l’universalité de ce vide existentiel. L’homme, malgré ses aspirations, est constamment confronté à un manque. Ce « peu de chose » qui lui fait défaut (un mot, un regard, un sourire) incarne les petites joies éphémères qui donnent du sens à la vie mais restent hors d’atteinte.
Dans ce contexte de désillusion, Hugo offre à sa fille un chemin vers la sérénité. Il insiste sur l’importance de l’acceptation et de l’amour, qui permettent de transcender les douleurs terrestres. La loi divine, qu’il décrit comme accessible à « toute âme », repose sur une philosophie de non-violence et de bienveillance : « Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer, / Ou tout plaindre ! »
Cette injonction s’inscrit dans une vision chrétienne du monde, où l’amour et la compassion sont les seuls moyens de surmonter le malheur. Dieu, bien qu’énigmatique et distant, accompagne l’homme dans ses souffrances : « Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs, / Prend en pitié nos jours vains et sonores. » L’image du ciel baignant les aurores de ses pleurs suggère une empathie divine face à la fragilité humaine.
Le poème prend la forme d’un dialogue entre un père et sa fille, ce qui lui confère une grande douceur. Les apostrophes directes (« Ô mon enfant », « vois ces penseurs », « toi, mon enfant ») instaurent une intimité qui rend le message d’autant plus touchant. Hugo se positionne comme un guide bienveillant, fort de ses propres épreuves, pour offrir à sa fille un soutien moral.
La simplicité des conseils — résignation, douceur, amour — contraste avec la profondeur des réflexions métaphysiques. En cela, Hugo montre que la grandeur de l’homme réside non dans le triomphe, mais dans la capacité à accepter ses faiblesses et à s’élever spirituellement.
À travers À ma fille, Victor Hugo compose une leçon de vie universelle où la tendresse paternelle se mêle à une réflexion philosophique sur la condition humaine. Ce poème invite à embrasser les valeurs d’amour, de résilience et de compassion pour faire face aux épreuves de l’existence. En s’adressant à sa fille, Hugo offre aussi au lecteur un chemin vers la sérénité, en affirmant que c’est dans la soumission à la loi divine et l’amour de l’autre que l’homme peut trouver un sens à sa vie.