Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal - Spleen et idéal
Le poème Le Balcon, extrait de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du Mal, est une œuvre où Baudelaire se plonge dans le souvenir d’une passion intense, celle qu’il a vécue avec Jeanne Duval, la femme qui occupe une place importante dans son cœur. À travers ce poème, Baudelaire évoque la sensualité et l’amour idéalisé, tout en cherchant à retenir le temps passé. Le poème est marqué par une tonalité lyrique, avec des images et des métaphores qui mettent en valeur les sentiments amoureux et la nostalgie.
L’évocation du souvenir amoureux
Le poème s'ouvre sur une forte déclaration d’amour et de dévotion. Le locuteur, qui semble s’adresser à la figure féminine de son passé, se réfère à elle comme à la "mère des souvenirs" et "maîtresse des maîtresses". Ces termes expriment à la fois la profondeur de l’attachement et l’omniprésence de la figure aimée dans ses pensées.
“Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, / Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !”
Les souvenirs sont ici personnifiés et sont présentés comme des éléments essentiels de l'existence du poète, qui mêle plaisir et devoir à travers cette image de la femme.
Les instants partagés
Les strophes suivantes rendent compte de la nostalgie et des souvenirs intenses. L'évocation des "soirs illuminés par l'ardeur du charbon" et "les soirs au balcon" semble suggérer une ambiance intime et chaleureuse, associée à des moments d'intimité partagés avec la femme aimée. Ces instants sont remplis de douceur et de tendresse.
“Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, / Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. / Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !”
La chaleur de la lumière et la douce atmosphère créée par ces soirées permettent au poète de se replonger dans ses souvenirs de bonheur.
L’exaltation de l’amour
Dans la troisième strophe, le poète magnifie la beauté du monde, des "soleils" qui illuminent les soirées et de l’espace qui semble "profond", à travers son regard porté sur la bien-aimée. Le locuteur exprime ici une exaltation sensorielle, où la beauté de l’amoureuse et la beauté du monde sont indissociables.
“Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! / Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !”
La grandeur de la nature et des sentiments est célébrée, et le poème témoigne d’un idéal amoureux, d’un amour démesuré qui dépasse le simple plan humain.
La sensualité et l’union physique
Le poème évoque également la sensualité de la relation, où le corps de l’amante est central. Le "souffle" de l'amoureuse et l’image des "pieds s'endormant dans les mains fraternelles" renforcent l’aspect intime et sensuel de l’union.
“La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, / Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, / Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !”
Le contraste entre l’obscurité de la nuit et la présence physique de l’amante crée une atmosphère chargée de désir et de sensualité.
Le temps et la mémoire
La dernière strophe exprime la volonté du poète de garder en mémoire les "serments", "parfums", et "baisers infinis" qui ont marqué l’union amoureuse. Toutefois, Baudelaire se demande si ces souvenirs renaîtront un jour de manière aussi pure et intense. Cette interrogation sur la pérennité des souvenirs et des sentiments exprime une angoisse face à la fuite du temps et à l’érosion de l’amour.
“Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, / Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, / Comme montent au ciel les soleils rajeunis / Après s'être lavés au fond des mers profondes ?”
Le poème se termine sur une réflexion sur la fugacité des sensations humaines et la possibilité d’un renouvellement ou d’une renaissance dans l’au-delà, comme le suggèrent les "soleils rajeunis".
Le Balcon est une réflexion poétique sur l'amour, la mémoire et la quête de l’idéal. Baudelaire, par l’évocation sensuelle et intime de ses souvenirs, propose une vision de l’amour qui dépasse le simple plaisir physique pour se situer dans un domaine où le corps et l’âme se rejoignent. Le poème s'inscrit dans une tension entre le bonheur passé, que le poète cherche à retenir, et la prise de conscience de la fugacité de ces moments précieux.