12 mai. – J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste.
D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables. Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge. – Pourquoi ? – Je descends le long de l’eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. – Pourquoi ? – Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait- on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.
Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante l’agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien... avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge d’un vin !
Ah ! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous !
Explication:
Dans cet extrait daté du 12 mai, le narrateur commence par évoquer un malaise physique et émotionnel. Il ressent une légère fièvre, mais surtout une profonde tristesse, sans en comprendre la cause exacte. Il s’interroge sur les raisons de cette transformation soudaine de son état d’esprit. Il semble que des forces invisibles et mystérieuses, présentes autour de lui, influencent son humeur et sa perception du monde.
Le narrateur décrit un phénomène étrange : il se réveille joyeux, avec une envie de chanter, mais au cours d’une promenade, son humeur change brusquement, et il rentre chez lui accablé de tristesse, sans raison apparente. Il se demande si ce changement est dû à une sensation physique, comme un frisson, ou à des éléments extérieurs, comme la couleur du jour ou la forme des nuages. Il souligne que ce qui nous entoure peut affecter nos pensées et nos émotions de manière inexplicable, même si nous ne prêtons pas attention à ces influences.
Le narrateur poursuit en réfléchissant au mystère de ce monde invisible qui nous échappe. Il reconnaît que nos sens sont limités et ne nous permettent pas de tout percevoir : nous ne voyons ni l’infiniment petit, ni l’infiniment grand, ni ce qui est trop proche ou trop lointain. De la même manière, nos autres sens, comme l’ouïe, l’odorat ou le goût, sont imparfaits et nous trompent parfois.
Finalement, le narrateur imagine ce que nous pourrions découvrir si nous possédions des sens plus développés. Il rêve d’organes capables de percevoir des choses qui nous sont aujourd'hui invisibles, révélant ainsi les mystères cachés du monde qui nous entoure.
Analyse:
Guy de Maupassant, écrivain du XIXe siècle, est connu pour ses récits réalistes et fantastiques. Le Horla explore les thèmes de l'invisible et de la folie. Dans cet extrait du 12 mai, le narrateur se questionne sur des forces mystérieuses qui l'entourent et influencent son état d'esprit. Le XIXe siècle est marqué par des bouleversements politiques et trois grands courants littéraires : romantisme, réalisme et naturalisme. Ce commentaire analysera l'angoisse du narrateur face à l'invisible et ses interrogations sur les limites des sens humains.
Dans cet extrait, le narrateur exprime son malaise et son incompréhension face à des sensations mystérieuses. Il ressent une tristesse soudaine, sans raison apparente : "je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi". Cette émotion semble causée par des forces invisibles et inexplicables, ce qui crée une angoisse profonde. Il s'interroge sur l'origine de ce trouble en mentionnant "le frisson de froid" ou "la couleur du jour" comme des éléments extérieurs qui influencent son humeur. Ces descriptions montrent une perte de contrôle face à un environnement qui semble hostile et imprévisible. Maupassant utilise des questions rhétoriques ("Pourquoi ?") et des accumulations ("Tout ce qui nous entoure... tout ce que nous frôlons...") pour insister sur l'incertitude du narrateur. Il se sent vulnérable face à un monde qu'il ne comprend plus. Ensuite, il s'interroge sur les limites de ses sens. Il évoque "nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand" et "nos oreilles qui nous trompent", soulignant l’impuissance de l’homme face à l’invisible. Ces métaphores montrent la faiblesse de nos perceptions face aux mystères du monde.
En conclusion, cet extrait révèle la fragilité du narrateur face à l’invisible et à des forces qu’il ne peut maîtriser. Maupassant utilise un langage simple mais efficace pour transmettre cette angoisse. Le texte met en lumière la question des limites humaines, suggérant que beaucoup de choses échappent à notre compréhension.