La lune était sereine et jouait sur les flots. -
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d'un flot d'argent brode les noirs îlots.
De ses doigts en vibrant s'échappe la guitare.
Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?
Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent l'eau, qui roule en perles sur leur aile ?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle d'une voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?
Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé
Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.
Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.
Victor Hugo (1802-1885) - Les Orientales
Victor Hugo, chef de file du mouvement romantique, a vu sa vie marquée par des épreuves personnelles et un engagement politique profond. L'exil, la perte tragique de sa fille Léopoldine et ses combats pour la liberté l’ont transformé en un écrivain engagé, mais aussi en un poète profondément marqué par la mélancolie et l’imaginaire. Les Orientales, publié en 1829, témoigne de cette période où Hugo s'intéresse aux cultures orientales tout en explorant des thèmes chers au romantisme, comme l’exotisme, la nature, la passion et la quête de l’infini.
Dans le poème Clair de lune, extrait du recueil, Hugo fait appel à son imaginaire oriental pour créer une atmosphère mystérieuse et sensorielle. Ce poème de cinq quatrains aux rimes embrassées mêle une description de la nature à une interrogation poétique sur l'origine d'un bruit étrange venant de la mer. Il évoque une sultane qui, depuis sa fenêtre, perçoit une série de sons, entre réalité et surnaturel, tout en se laissant envoûter par l’atmosphère nocturne.
Le poème commence par une description apaisante et lumineuse : "La lune était sereine et jouait sur les flots." Cette image de la lune sereine contraste immédiatement avec l’atmosphère d'incertitude et de tension qui suivra. La lune, figure centrale de l’Orient et symbole romantique par excellence, joue un rôle essentiel dans la création de l’ambiance, apportant à la fois de la lumière et une forme de mystère. La lune "joue" sur les flots, suggérant non seulement sa lumière, mais aussi une danse, une interaction entre le ciel et la mer.
La sultane, figure principale du poème, est introduite comme une observatrice passive, mais néanmoins attentive : "La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise." Elle devient l'interface entre le monde extérieur et son propre monde intérieur. L’ouverture de la fenêtre représente un lien direct entre elle et la nature, tout en suggérant un écart, un espace clos que la sultane observe de l’extérieur. L’instant semble suspendu, et les bruits de la mer viennent troubler cette tranquillité.
Au fur et à mesure du poème, le calme apparente de la scène cède la place à des interrogations de plus en plus pressantes : "Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos." Le terme "sourd" renforce la notion de quelque chose d'invisible, de non-dit, de difficile à comprendre. L'écho de ce bruit, qui semble résonner dans le vide, augmente l'effet d’incertitude et de mystère.
Hugo propose ensuite plusieurs hypothèses sur l’origine du bruit : "Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos, / Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?" Ces images, chargées d'exotisme, évoquent la grandeur et la puissance de l’Empire ottoman et les dangers qui pourraient surgir de l’inconnu. Le vaisseau turc, avec ses rames tartares, semble évoquer l’antagonisme et l’irruption de l’inconnu dans la vie paisible de la sultane. Cependant, cette hypothèse n'est qu'une parmi d’autres, et le poème n’offre aucune certitude sur la véritable source du bruit.
D'autres hypothèses viennent enrichir ce mystère : "Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour, / Et coupent l'eau, qui roule en perles sur leur aile ?" Le cormoran, un oiseau marin noir, apparaît comme un symbole du surnaturel et de l'inconnu, plongeant dans la mer pour en ressortir avec des "perles". L’image de l’eau roulante en perles suggère la richesse et la beauté de la mer, mais aussi un danger caché.
Au fur et à mesure du poème, Hugo délaisse les hypothèses plus rationnelles pour s’aventurer dans le surnaturel. "Est-ce un djinn qui là-haut siffle d'une voix grêle, / Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?" Le djinn, une créature mythologique issue des légendes orientales, introduit une dimension fantastique et inquiétante. Ce djinn semble perturber l'harmonie de la mer en y jetant des fragments d'une tour, qui peuvent symboliser la destruction ou la menace d'un pouvoir surnaturel. Cette vision fantastique nous renvoie à l’idée que, dans le monde oriental d’Hugo, le surnaturel n’est jamais bien loin de la réalité et que l’imaginaire peut prendre le dessus à tout instant.
À la fin du poème, Hugo se rapproche de la solution, mais de manière ambiguë et inachevée : "Ni le noir cormoran, sur la vague bercé, / Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé / Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames." Le poème semble écarter les hypothèses précédentes, tout en maintenant une atmosphère d’incertitude. Finalement, la source du bruit, ou du moins sa nature, demeure mystérieuse, et la sultane elle-même semble incapable d'y répondre : "Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots."
Ces "sacs pesants" contenant "des sanglots" introduisent une note tragique et humaine, suggérant qu’un poids invisible ou une douleur morale pourrait être à l’origine de ces bruits. L’idée de la mer qui "promène" ces sacs avec "une forme humaine" renforce l'idée que l’invisible et le tangible se mêlent, et que l’intensité émotionnelle peut être tout aussi perturbante que les phénomènes physiques. La lune, quant à elle, reste "sereine", immuable, comme pour souligner que le monde extérieur continue son cours, indifférent aux tourments de la sultane.
Dans Clair de lune, Victor Hugo mêle la beauté de la nature, le mystère de l’Orient et le fantastique pour créer une atmosphère envoûtante et ambigüe. La sultane, en tant qu’observatrice, incarne l’être humain pris entre le monde sensible et le monde invisible, curieux et impuissant face à l’inconnu. Le poème souligne la dualité entre ce qui est visible et ce qui échappe à notre compréhension, en invitant le lecteur à se laisser porter par l’imaginaire tout en restant conscient de la fuite du réel. La lune, calme et silencieuse, devient le symbole d’une beauté qui transcende la confusion et l’incompréhension humaine.