Deux années de délire. - Occupations et chimères.
Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour là solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleins de délices.
Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour, je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu.
Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme : comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre ; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.
Le ciel était-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.
D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés ; je prêtais l'oreille à chaque arbre. Je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes Jérusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions réveiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.
La terre et le ciel ne m'étaient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier : mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais, et les souffrances prient.
Les Mémoires d'Outre-Tombe - Chateaubriand
Dans cet extrait des Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand décrit les deux années de son adolescence passées à Combourg, une période qu'il qualifie de « délire » et au cours de laquelle il fait l’expérience de la solitude, de l’introspection et d’un idéal amoureux nourri par l’imaginaire. Ces années sont marquées par une exaltation intérieure intense qui forge les traits d’un tempérament typiquement romantique, fait de passion, de rêverie et de quête du sublime. À travers ce texte, il devient un archétype du romantisme, une période où l’individu est tiraillé entre l'idéal et la réalité, l’âme en quête d’un amour imaginaire qui la transporte au-delà du quotidien.
Une période d'exaltation
Le passage commence par une évocation de l’état psychologique de Chateaubriand durant ces deux années. Le jeune homme, à l'âme en proie à des tourments internes, vit une vie marquée par la « passion violente ». Son corps et son esprit sont envahis par la souffrance d'un amour imaginaire, une quête qui, bien qu'intérieure, le consume physiquement. La mention des symptômes physiques du délire — « mes yeux se creusaient », « je maigrissais », « je ne dormais plus » — souligne l’intensité de cette période. Le romantisme ici se dévoile à travers l’isolement du personnage, sa fuite dans un monde intérieur riche, mais aussi douloureux.
Les paysages comme métaphore du sentiment
Les promenades solitaires de Chateaubriand dans les paysages autour du château de Combourg renforcent son état d’esprit. La lande, les pierres druidiques et le coucher du soleil sont autant d’éléments naturels qui deviennent des métaphores de ses états d'âme. Le romantisme prend ici toute sa dimension esthétique : l’individu est en harmonie avec la nature, mais d’une manière particulière, presque mystique. L’étoile du soir, la brise, l’alouette qui se pose sur un caillou, tous ces éléments sont sublimés dans l’imaginaire du narrateur, qui projette ses sentiments et ses désirs sur eux. Ce désir d’un amour idéalisé, comme « un idéal objet de mes désirs », reflète la recherche du sublime propre à l’esprit romantique.
L’influence du merveilleux et de l’imaginaire
Les rêveries de Chateaubriand ne se limitent pas aux frontières de son château. Elles s’étendent à un voyage sans fin à travers les lieux mythiques et historiques, comme Venise, Rome, Jérusalem, et même des endroits exotiques comme Tahiti et l’Himalaya. Ces voyages dans l’imaginaire permettent à Chateaubriand d'échapper à la réalité douloureuse qu'il vit. L’amour qu’il cultive dans sa tête prend des proportions idéalisées et surnaturelles, entre le monde naturel et le fantastique.
Le passage sur le « talisman brisé » à la fin du texte symbolise la fin de cette période d'illusion et d'exaltation. Il marque la transition entre l'envoûtement de la jeunesse romantique et la réalité plus terre-à-terre. L’instant où la souffrance et le silence intérieur cèdent la place à un retour à la vie « normale » et au dénouement de ses pensées exaltées.
Cet extrait montre Chateaubriand en pleine quête romantique : solitaire, en proie à un idéal amoureux, mais également en quête de sens dans un monde qui semble trop matériel. Ses paysages intérieurs et extérieurs se confondent, et le délitement de ses rêves amoureuses se lit dans l’évolution de son ton, plus pragmatique à la fin. Ce passage illustre ainsi l’esprit romantique qui s’épanouit dans les excès émotionnels, l’isolement et la confrontation de l’âme humaine avec le sublime, l’idéal et la nature.