La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie première. Telle est l’histoire de cette femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde ; qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rien n’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assez d’esprit pour comprendre les corruptions du monde.
Paris, septembre 1833.
Introduction
Dans Eugénie Grandet, Honoré de Balzac dresse le portrait d’une héroïne dont la destinée semble gouvernée par une opposition constante : entre grandeur d’âme et solitude, entre richesse matérielle et pauvreté affective. Cet extrait, qui conclut le roman, illustre la trajectoire singulière d’Eugénie, une femme dont la noblesse de caractère transcende les limites imposées par sa condition sociale et son entourage. Nous analyserons cet extrait selon trois axes : Eugénie comme figure de sainteté laïque, sa solitude comme reflet d’un sacrifice imposé, et la critique sociale implicite de Balzac.
I. Eugénie, une sainte laïque
Balzac érige Eugénie en modèle de vertu à travers une image presque sacrée : « Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits. » Cette métaphore céleste confère à l’héroïne une dimension christique, où ses actions bienfaisantes apparaissent comme des miracles dans une société corrompue.
Sa grandeur d’âme dépasse « les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie première. » Issue d’un milieu austère et conditionnée par une éducation restrictive, Eugénie parvient pourtant à s’élever moralement. Elle incarne une féminité magnifiée, « faite pour être magnifiquement épouse et mère », mais tragiquement dénuée de tout accomplissement dans ces rôles. Balzac transforme ainsi une femme ordinaire en figure intemporelle de bonté, réinventant la sainteté dans un cadre profane.
II. Une solitude imposée par le sacrifice
Le contraste entre la richesse d’Eugénie et sa vie affective déserte est au cœur de cet extrait. Elle est décrite comme « sans mari, sans enfants, sans famille », malgré son potentiel à exceller dans ces rôles. Cette absence souligne le sacrifice qu’elle a dû consentir, à la fois par fidélité à un amour déçu et par les attentes sociales de son milieu.
La mention du « marquis de Froidfond » et des intrigues qui l’entourent met en lumière la cupidité de la société qui cherche à exploiter la richesse d’Eugénie. Cependant, Balzac s’empresse de démentir la complicité de ses fidèles serviteurs, Nanon et Cornoiller, en insistant sur leur simplicité. Leur absence de duplicité renforce l’idée qu’Eugénie évolue dans un monde où la sincérité est rare, mais elle y trouve un refuge auprès de ces figures loyales.
III. Une critique sociale voilée
Enfin, cet extrait offre une critique implicite des normes sociales et des comportements intéressés. Les « corruptions du monde » évoquées par Balzac montrent à quel point Eugénie, malgré sa richesse, reste isolée dans une société vénale. Les gens de Saumur, comme les Cruchot autrefois, perçoivent Eugénie avant tout comme une « riche veuve », un objet de convoitise économique plutôt qu’une personne.
En attribuant à Eugénie une noblesse d’âme inatteignable pour les autres, Balzac met en lumière l’écart entre les aspirations idéales de l’individu et les réalités mesquines de son environnement. Eugénie devient alors une figure tragique, à la fois admirée et incomprise, symbole de la lutte entre pureté morale et matérialisme ambiant.
Conclusion
Eugénie Grandet est l’incarnation d’une grandeur solitaire, d’une vertu qui transcende les faiblesses de son époque mais au prix d’un isolement complet. Balzac utilise son héroïne pour dénoncer les hypocrisies sociales et souligner l’incapacité de la société à reconnaître et valoriser la véritable noblesse de caractère. Ce portrait, empreint de mélancolie, élève Eugénie au rang des figures intemporelles, offrant une réflexion universelle sur la condition humaine, entre sacrifice et élévation morale.