Dis-moi ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe ?
La mer la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Emporte-moi wagon ! Enlève-moi, frégate !
Loin ! Loin ! Ici la boue est faite de nos pleurs !
- Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encore d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Les Fleurs du mal - Spleen et Idéal - Charles Baudelaire
Introduction
Moesta et Errabunda (Triste et Vagabonde) est un poème de Charles Baudelaire, extrait de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du mal. Ce poème, dans un contexte de mélancolie et de remémoration, évoque des souvenirs de bonheur passés, un bonheur qui appartient à un autre temps et à un autre espace, que seule la poésie peut reconstituer de manière fugace. Le poème est marqué par une atmosphère de nostalgie, où le présent est contrasté avec le rêve d’un ailleurs lointain et inaccessible.
Le poème est composé de six strophes de taille variable. L’utilisation d’un refrain, “Dis-moi ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe ?”, crée une forme de chant, une mélodie qui imprègne tout le poème et renforce son ton de quête et de désir. Les vers alternent entre des descriptions de rêves lointains et des appels à l’évasion, où la mer et les voyages deviennent des symboles puissants de fuite et de consolation. Cette structure renforce l’idée de mouvement et de recherche du bonheur perdu.
La Quête d'un Autre Monde
Le poème commence par une question adressée à Agathe :
“Dis-moi ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe / Loin du noir océan de l'immonde cité ?”
Baudelaire introduit immédiatement le contraste entre l’océan sombre de la "cité immonde" (qui symbolise probablement la vie urbaine et l’angoisse du quotidien) et un autre océan, plus lumineux, où "la splendeur éclate". Ce dernier espace représente un idéal de beauté et de pureté, un monde où tout est bleu, clair et profond, semblable à la virginité. Cette quête d’un ailleurs est incarnée par le cœur qui s’envole, une image qui évoque l’évasion spirituelle et la recherche de l’idéal.
La Mer comme Consolation
La mer devient un refuge, une consolation face aux peines de la vie :
“La mer, la vaste mer, console nos labeurs !”
Baudelaire personnifie la mer en lui attribuant une fonction presque divine, celle de "berceuse", capable de calmer la souffrance et d’apporter une forme de paix. La mer, symbole classique de l’infini et de l’évasion, est ici magnifiée par l’accompagnement du vent, créant une ambiance presque mystique de réconfort.
L'Appel au Voyage : Le Désir d’Évasion
Dans les vers suivants, le poème devient une invocation plus directe au voyage et à l’évasion, avec des exclamations comme :
“Emporte-moi wagon ! Enlève-moi, frégate !”
L’image du "wagon" et de la "frégate" renvoie à la fois au transport moderne et à l’ancien monde maritime, marquant le désir du poète de fuir un monde de souffrance et de renoncer aux remords et aux crimes du passé. Le poème devient ici un cri de libération, un appel à s’échapper de la "boue" de la vie quotidienne, une métaphore de la douleur et du désespoir.
Le Paradis Perdu : Une Utopie Lointaine
Les vers qui suivent parlent d’un paradis lointain, inaccessible :
“Comme vous êtes loin, paradis parfumé, / Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie.”
Ce paradis est décrit comme un lieu idéalisé, où règnent l'amour, la joie et la beauté, loin des douleurs du monde réel. Il incarne un idéal de pureté et de perfection, un monde où "tout ce que l'on aime est digne d'être aimé". Cependant, ce paradis est également présenté comme lointain, presque irréel, une utopie inaccessible.
La Nostalgie de l'Innocence Perdue
Baudelaire fait ensuite référence à un autre "paradis", celui des amours enfantines, un temps révolu :
“Mais le vert paradis des amours enfantines, / Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets.”
Ce paradis enfantin est également perdu, et Baudelaire utilise des images d’innocence, de plaisir et de légèreté, symbolisées par les courses, les chansons et les baisers. Ce retour à la simplicité et à la pureté de l’enfance représente un idéal de bonheur pur, mais une fois encore, cet idéal semble irréalisable.
L’Éloignement du Bonheur : Une Quête Inaccessible
La dernière strophe aborde l’impossibilité de retrouver ce paradis :
“L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, / Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?”
La question rhétorique met en lumière la distance insurmontable entre le poète et cet idéal. Le paradis de l’innocence et des plaisirs fugaces est devenu tellement lointain qu'il semble aussi inaccessibile que des pays lointains comme l'Inde ou la Chine. La dernière image du poème, une voix “argentine” (mélodieuse, chantante), suggère la tentative de raviver ce paradis par le cri poétique, mais cela semble être un effort vain.
Le Temps Perdu et la Nostalgie
Le poème est profondément marqué par la nostalgie et la quête d’un temps passé, un "paradis" d’amour, d’innocence et de joie. Le poème explore l'impossibilité de revivre ces instants heureux, la douleur de leur perte et la quête de leur souvenir à travers le rêve et l’écriture.
L’Évasion et le Voyage
La mer et les voyages sont des métaphores puissantes pour l'évasion, que ce soit d'un monde de souffrance ou d'un passé révolu. Le poème devient une invitation à fuir la réalité, à se libérer des chaînes du quotidien et à se réinventer dans un monde de beauté pure.
Moesta et Errabunda est un poème de mélancolie et de quête du bonheur perdu. Baudelaire, en interrogeant Agathe, utilise la mer et le voyage comme symboles de l'évasion et de l'idéal. Le poème explore les thèmes de la nostalgie, de la perte et de la recherche d'un paradis inaccessible, tout en soulignant la puissance de la poésie et du rêve pour ressusciter, ne serait-ce que fugacement, des fragments de ce paradis perdu.