Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons1, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but. - Sitôt ? Êtes-vous sage ?
Repartit l'animal léger.
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore2.
- Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait : et de tous deux
On mit près du but les enjeux :
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre Lièvre n'avait que quatre pas à faire ;
J'entends de ceux qu'il fait lorsque prêt d'être atteint
Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la Tortue
Aller son train de Sénateur3.
Elle part, elle s'évertue ;
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure4 à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. A la fin quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière5,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent vains : la Tortue arriva la première.
Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi, l'emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?
Jean de la Fontaine - Les Fables
Vocabulaire :
1. Gageons : parions
2. quatre grains d'ellébore : l'ellébore était utilisé autrefois pour soigner la folie. Selon l'expression "Avoir besoin de deux grains d'ellébore", 2 grains suffisaient mais ici le lièvre en "prescrit" 4 ce qui montre à quel point il pense que le pari de la tortue est fou.
3. Aller son train de Sénateur : aller lentement
4. Gageure : pari fou, fait en dépit du bon sens.
5. Au bout de la carrière : fin du parcours de la course
Le Lièvre et la Tortue, l'une des fables les plus célèbres de Jean de La Fontaine, est un exemple frappant de la manière dont il utilise les animaux pour illustrer des comportements et des valeurs humaines. Issue du sixième livre de ses Fables (1668-1694), cette fable est une réécriture de celle d'Ésope, La Tortue et le Lièvre. Dans cette histoire, La Fontaine met en scène une course entre un lièvre et une tortue, illustrant par la fable que la lenteur et la persévérance triomphent parfois de la précipitation et de l'arrogance. Comme dans toutes ses fables, La Fontaine cherche à instruire tout en divertissant son public. À travers ce conte, il délivre une leçon de sagesse et de prudence.
Le lièvre, symbole de l'arrogance et de l'excès de confiance.
Le lièvre, qui représente la rapidité et la confiance excessive en ses propres capacités, se croit assuré de la victoire dès le départ. Ses paroles "Sitôt ? Êtes-vous sage ?" (v. 6) illustrent son mépris pour la tortue et sa certitude de remporter la course. Il ne prend même pas au sérieux l'idée qu'un animal plus lent puisse l'emporter. Cette attitude reflète l'arrogance des individus qui, en se croyant supérieurs, sous-estiment leurs adversaires et prennent la victoire pour acquise. Le lièvre croit que la vitesse est son atout majeur et se permet de laisser trop d'avance à la tortue.
L'orgueil du lièvre et son comportement désinvolte.
En laissant la tortue prendre une avance considérable, le lièvre est le symbole de l'arrogance et de l'imprudence. Il prend la victoire pour acquise et en profite pour s'arrêter, broutant l'herbe, dormant et se distrayant. "Il broute, il se repose, / Il s'amuse à toute autre chose" (v. 22-23). Ce comportement illustre un manque de discipline et une approche nonchalante face à une tâche. Le lièvre ne prend pas la course au sérieux, ce qui le mène à sa perte.
La tortue, modèle de persévérance et de constance.
Contrairement au lièvre, la tortue incarne la lenteur et la constance. Elle "se hâte avec lenteur" (v. 17), ce qui signifie qu'elle avance à un rythme constant et déterminé. Elle ne se laisse pas distraire par les obstacles ou la vitesse du lièvre. Ce comportement représente la vertu de la persévérance, qui, selon La Fontaine, permet parfois de surmonter les défis les plus imposants. La tortue, en choisissant de partir à son propre rythme, démontre qu'il n'est pas nécessaire d'être rapide pour réussir, mais plutôt d’être assidu et tenace.
L'échec de la précipitation : la victoire de la tortue.
Lorsque le lièvre se réveille et décide enfin de reprendre la course, il est trop tard. La tortue a déjà presque atteint le but. La morale de l’histoire se dessine ici : la vitesse ne garantit pas le succès si elle est accompagnée d’un manque de concentration et d’une attitude négligente. La tortue, malgré sa lenteur, finit par arriver la première, prouvant ainsi que la persévérance et la régularité peuvent triompher de la précipitation et de l’arrogance.
La critique de l’orgueil et de la précipitation.
À travers le personnage du lièvre, La Fontaine critique ceux qui se fient uniquement à leurs talents naturels, à leur vitesse ou à leur intelligence, sans se donner les moyens d'atteindre leurs objectifs. Cette attitude mène souvent à l’échec, comme le montre la défaite du lièvre. Il est averti par la tortue : "De quoi vous sert votre vitesse ? / Moi, l'emporter ! et que serait-ce / Si vous portiez une maison ?" (v. 30-32). Ces mots illustrent la leçon morale : même les plus rapides peuvent échouer si ils ne sont pas constants et persévérants dans leurs efforts.
La leçon universelle sur le succès.
La fable nous enseigne que la réussite ne dépend pas seulement de la rapidité ou du talent, mais aussi de la régularité et de l'effort soutenu. Elle illustre que l'attitude humble et déterminée, représentée par la tortue, est souvent plus efficace à long terme que l'arrogance et la précipitation. Le Lièvre et la Tortue nous incite à faire preuve de patience et à ne pas sous-estimer les autres, car la constance permet de surmonter les obstacles et de parvenir à ses fins.
Dans Le Lièvre et la Tortue, Jean de La Fontaine met en lumière des valeurs universelles telles que la persévérance, l'humilité et la constance, tout en critiquant l’arrogance et la précipitation. La fable nous montre qu’il ne suffit pas d’être rapide ou talentueux pour réussir : il faut également être déterminé, patient et discipliné. Par cette leçon, La Fontaine nous invite à réfléchir sur nos propres approches de la vie, soulignant qu'il vaut mieux aller lentement mais sûrement, que de se précipiter et risquer l’échec.