Le Singe avec le Léopard
Gagnaient de l'argent à la foire :
Ils affichaient chacun à part.
L'un d'eux disait : Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu ; le Roi m'a voulu voir ;
Et, si je meurs, il veut avoir
Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,
Et vergetée, et mouchetée.
La bigarrure plaît ; partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le Singe de sa part disait : Venez de grâce,
Venez, Messieurs. Je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l'a sur soi seulement ;
Moi, je l'ai dans l'esprit : votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler ;
Car il parle, on l'entend ; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs !
Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n'êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le Singe avait raison : ce n'est pas sur l'habit
Que la diversité me plaît, c'est dans l'esprit :
L'une fournit toujours des choses agréables ;
L'autre en moins d'un moment lasse les regardants.
Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,
N'ont que l'habit pour tous talents !
Jean de la Fontaine - Les Fables
Jean de La Fontaine, écrivain du XVIIe siècle, est un maître dans l'art de la fable. À travers ses récits animaliers, il critique les mœurs de la société de son temps, mettant en lumière ses travers. Dans la fable Le Singe et le Léopard, La Fontaine met en scène deux animaux, un singe et un léopard, qui cherchent à attirer des spectateurs à leur spectacle. Par cette opposition entre l’apparence (représentée par le léopard) et l’esprit (incarné par le singe), La Fontaine critique la superficialité des jugements humains et défend l’idée que la véritable valeur ne réside pas dans l’apparence mais dans l’intellect et la créativité. Cette fable se présente comme une scène théâtrale, où les deux personnages, à travers leur discours, proposent des stratégies argumentatives opposées.
Le léopard s’appuie sur son apparence pour convaincre les spectateurs de la valeur de son spectacle. Il souligne les qualités esthétiques de sa peau : "Elle est bigarrée, pleine de taches, marquetée, et vergetée, et mouchetée". Il joue sur le côté exotique et précieux de son pelage, affirmant que sa beauté physique est reconnue par le roi, ce qui renforce son prestige. La Fontaine utilise ici l’image du léopard pour illustrer l’argument de l’apparence comme principale source de valeur dans la société. Le léopard se présente comme une figure qui séduit grâce à son extérieur, mais ce qui attire d'abord l’attention s'avère vite insuffisant : "Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit". Ce rejet rapide de la foule souligne l’aspect éphémère et superficiel de l’intérêt porté à l’apparence.
Ainsi, la fable critique la société qui accorde une trop grande importance à l’apparence extérieure, au détriment de la substance et de la qualité intérieure. Le léopard représente ces individus ou institutions qui misent sur l’apparence pour capter l’attention, mais qui échouent à véritablement intéresser leur public.
Le singe, en revanche, met en avant ses compétences intellectuelles et ses talents divers. Il vante sa capacité à faire des tours de passe-passe, à parler, à danser, et même à jouer des instruments. La Fontaine oppose la richesse intérieure du singe à la superficialité du léopard. Le singe se distingue par sa diversité de talents et son esprit, qualifiés de "diversité dans l'esprit", ce qui séduit le public : "L’une fournit toujours des choses agréables ; L’autre en moins d’un moment lasse les regardants". Le singe incarne ainsi l'intelligence, la créativité et la capacité à divertir de manière durable. Par son discours, La Fontaine critique ceux qui se contentent de l’apparence, en les opposant à ceux qui font preuve de talents plus profonds et diversifiés.
Dans cette opposition, le singe apparaît comme un modèle de valeurs plus authentiques, car il propose de l'émotion et de la réflexion, en contraste avec le léopard, qui se limite à la beauté extérieure, trop vite perçue comme insuffisante.
La morale de la fable se dégage clairement dans les derniers vers : "Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables, / N'ont que l'habit pour tous talents !" La Fontaine dénonce ici la tendance de la société de son époque à valoriser les apparences extérieures, notamment celles des grands seigneurs, qui n’ont souvent que leur statut et leur apparence pour les distinguer, mais qui manquent de véritable substance. La fable invite à une réflexion sur la superficialité des jugements sociaux et la place de la véritable valeur, qui réside non pas dans l’apparence mais dans l’esprit, la créativité et les compétences réelles.
À travers Le Singe et le Léopard, Jean de La Fontaine nous met en garde contre la primauté excessive de l’apparence dans la société, en soulignant que la véritable valeur réside dans l’intellect et l’authenticité. La fable oppose les deux stratégies argumentatives des animaux, mais cette opposition dépasse le cadre de l’histoire pour faire une critique sociale plus large. En valorisant l’esprit sur l’apparence, La Fontaine nous invite à reconsidérer nos propres jugements et à privilégier l’essentiel plutôt que l’éphémère.