Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie
Aurore d'une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ce que nous aimions
Mais la mort a rompu l'équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la faim et la soif à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence.
Paul Eluard, Le Temps déborde (1947)
Commentaire composé du poème Notre vie de Paul Éluard
Introduction
Paul Éluard, poète surréaliste, a été profondément marqué par les événements de sa vie personnelle, qui ont souvent nourri son écriture. Dans Notre vie, extrait du recueil Le Temps déborde (1947), il rend hommage à sa compagne Nusch, décédée un jour de mai, après dix-sept années de vie commune. La perte de celle qui était sa muse, son amour et son inspiration, l’a plongé dans une souffrance intense. Ce poème, à la fois intime et universel, met en lumière le chagrin d’un homme face à la mort de son être cher et la rupture brutale du monde que la vie commune avait créé. À travers cette œuvre, Eluard explore le thème de la perte, de la disparition, mais aussi de la résilience et du silence qui s’ensuit. Ce commentaire se propose d’analyser la manière dont Éluard évoque la rupture avec la vie, la lutte entre la présence et l'absence, puis la dissolution du passé et l’acceptation du silence.
1. La rupture avec la vie : l’irruption de la mort
Dès les premiers vers du poème, la mort semble se manifester comme une intrusion brutale dans la vie d’Éluard. "Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie / Aurore d'une ville un beau matin de mai / Sur laquelle la terre a refermé son poing" : la vie, représentée ici comme une construction commune et belle, est immédiatement opposée à la terre, qui referme son poing sur elle. Cette image de la terre fermant son poing suggère une violence incontrôlable et inévitable, une force supérieure qui écrase ce qui avait été. La vie, après la perte de Nusch, semble s’effondrer sous le poids de la mort.
L’aurore, généralement symbole de renouveau, devient ici paradoxalement l'image d'une fin. "Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires" exprime l'intensité de la relation partagée, mais aussi la conscience amère que cette clarté appartient désormais au passé. La mort, loin de s’apparenter à une fin douce ou naturelle, est décrite comme une force qui se glisse à l'intérieur du poète, "La mort entre en moi comme dans un moulin". Cette comparaison, avec sa douceur apparente, contraste avec la violence réelle du fait que la mort envahit l’esprit du poète et altère tout son être. C'est comme une machine qui broie, dévore, et laisse une trace indélébile. L'idée d’une mort intérieure, qui s'insinue dans l'âme même de l’auteur, souligne la profondeur du deuil et de la perte.
2. L'inéluctabilité de la mort : de la vie à l'absence
Le poème insiste sur le contraste frappant entre la vie et la mort. "Notre vie disais-tu si contente de vivre / Et de donner la vie à ce que nous aimions" : ces vers évoquent le bonheur, la vivacité et l’énergie que Nusch et le poète ont partagés, dans un amour fondé sur la création et le don de soi. Mais ce bonheur est soudainement rompu par l’intrusion de la mort. "La mort a rompu l'équilibre du temps" : ici, la mort apparaît comme un élément perturbateur, brisant l’harmonie et l’équilibre que la vie partagée apportait. Le poème souligne l'aspect soudain et imprévu de cette rupture, où la mort "vient", "va", et "vécue", comme une réalité omniprésente, insurmontable.
Les vers "La mort visible boit et mange à mes dépens" renvoient à une image presque gore de la mort, une force avide qui "consomme" le poète, ce qui accentue la souffrance et l'injustice de la perte. La mort, au lieu d’être une abstraction, devient une présence concrète, presque physique, qui se nourrit du chagrin du poète et empêche tout apaisement. Cette personnification de la mort renforce l’idée d’un déchirement irréparable et d’un deuil sans fin.
3. La dissolution du passé : du masque à la disparition
L’ultime strophe du poème décrit la relation de l’auteur à la mémoire et à l'absence. "Morte visible Nusch invisible et plus dure / Que la faim et la soif à mon corps épuisé" : la distinction entre la "morte visible" et "l'invisible Nusch" exprime le contraste entre l’absence physique de Nusch et sa présence mentale qui reste plus "dure" que la faim ou la soif. Ces désirs primaires sont pourtant comparés à la douleur plus insupportable du manque de Nusch, une souffrance qui ne se nourrit pas simplement d’un besoin corporel, mais d’un vide existentiel plus profond. Ce passage reflète la manière dont la présence de l’aimée reste persistante, mais aussi l'incapacité du poète à réconcilier cette présence invisible avec le monde tangible.
Le masque de neige et l’image du corps épuisé soulignent encore la séparation entre l’âme et le corps. "Masque de neige sur la terre et sous la terre" fait référence à l'idée de l'oubli, du silence, de l'inaction. La neige, en tant qu’image d’effacement et de froideur, devient une métaphore de l’oubli inévitable du temps qui passe. "Mon passé se dissout je fais place au silence" indique que la mémoire du poète, hantée par la disparition de Nusch, se dissout progressivement dans un "silence" dont il ne peut s’échapper. La disparition de Nusch entraîne une dissociation de l’auteur avec son propre passé, marquant un point de non-retour où tout se fonde dans l’invisible et l’absent.
Conclusion
Dans Notre vie, Paul Éluard nous livre un poème poignant sur la perte, la souffrance et la transformation intérieure qu’elle engendre. La mort de Nusch bouleverse la vie du poète, détruit l’équilibre qu’il avait connu et introduit l’absence comme une force implacable. Cependant, cette disparition n’est pas totale ; elle laisse place à la mémoire, à un souvenir qui persiste sous la forme d’une absence plus lourde et plus dure encore que la souffrance corporelle. Le poème, à travers la représentation de la mort, de l'oubli et du silence, devient une exploration intense de la manière dont le deuil dissout le temps et fait place à l’intangible, à l’invisible. Par ce travail poétique sur la disparition et la mémoire, Éluard nous invite à réfléchir sur les traces indélébiles laissées par ceux que l’on aime, et sur le silence, aussi lourd que nécessaire, qui les accompagne.