Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Le poème La Beauté de Charles Baudelaire, extrait de Les Fleurs du mal, explore la relation complexe entre le poète et la beauté. La beauté y est représentée comme une figure majestueuse, presque divine, qui fascine et subjugue. Elle est un idéal inaccessible, un objet de désir qui, tout en inspirant l'amour et l'admiration, reste indifférente aux émotions humaines. La beauté devient ici un thème central de la poésie baudelairienne, à la fois source de souffrance et d'aspiration, un sujet éternel et silencieux. Ce poème met en lumière le déchirement du poète face à un idéal inaccessible, tout en soulignant la dimension objectale et inaltérable de la beauté.
Dès les premiers vers, la beauté se présente comme une entité mystérieuse et majestueuse, une forme qui semble à la fois idéale et insaisissable : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre ». Cette comparaison à un « rêve de pierre » révèle une beauté figée, pétrifiée, qui évoque une statue, une image sublime mais inerte. La beauté est ainsi posée comme un idéal que le poète ne peut saisir pleinement. Le vers « mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour » suggère que, bien que de nombreux poètes se soient consacrés à la beauté, elle leur reste toujours étrangère, les blessant sans jamais leur offrir de réelle satisfaction.
Tout au long du poème, la beauté est associée à la froideur, à l'immobilité et à la pureté. Dans « je trône dans l'azur comme un sphinx incompris », Baudelaire dépeint la beauté comme une figure majestueuse et incompréhensible, presque divine, qui demeure inaccessible aux humains. Le sphinx, une créature mythologique, symbolise l’énigme, le mystère et l'indifférence. La beauté est ainsi élevée au rang d’un idéal lointain et insensible, figée dans l’azur comme une statue.
L’opposition entre le cœur de neige et la blancheur des cygnes (symboles de beauté pure et immobile) souligne également cette indifférence émotionnelle : « J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ». La beauté incarne l’immuabilité, une qualité qui empêche toute expression émotionnelle ou humaine : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». Ce rejet du mouvement, du changement, fait de la beauté une entité inaltérable et silencieuse, qui échappe à toute dynamique.
Le poème évoque ensuite l’impact de la beauté sur les poètes, qui sont représentés comme des « dociles amants » consumés par leur désir de comprendre et de saisir la beauté. « Les poètes, devant mes grandes attitudes / Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, / Consumeront leurs jours en d’austères études ». La beauté incite les poètes à une quête sans fin, une recherche qui les pousse à la contemplation incessante et à l’étude de l’idéale figure qu’elle représente. Cependant, comme le suggère la structure de ces vers, cette quête est marquée par la frustration, car la beauté ne se révèle jamais complètement.
Dans les derniers vers du poème, Baudelaire accorde à la beauté un pouvoir presque surnaturel : « j’ai, pour fasciner ces dociles amants, / De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : / Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! ». Les « miroirs » évoquent la réflexion, l’illusion et la superficialité. Ces miroirs représentent le pouvoir que la beauté exerce sur le poète : elle lui offre une image idéalisée du monde, une image qui fait paraître tout plus beau, mais qui demeure illusoire et distante. Les yeux de la beauté sont « aux clartés éternelles », soulignant leur inaccessibilité et leur nature inaltérable. La beauté, en offrant cette illusion d’un monde plus pur et plus lumineux, laisse les poètes dans une quête incessante de ce qui est fondamentalement inatteignable.
Dans La Beauté, Baudelaire traite de la beauté comme d’un idéal transcendant, figé et indifférent, que les poètes poursuivent sans jamais pouvoir pleinement atteindre. La beauté, tout en étant source de désir et d'inspiration, demeure inaccessible et silencieuse, un objet de fascination qui laisse les poètes dans un état de quête frustrée. Ce poème révèle ainsi la tension entre l’idéalisation de la beauté et la souffrance qu’elle engendre, un thème central dans la poésie baudelairienne, où le sublime et le désespoir se mêlent.