Ce n'est plus même la cité que je traversai lorsque j'allais visiter les rivages témoins de sa gloire, mais grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes, elle garde un charme ; c'est surtout aux pays en décadence qu'un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l'existence y trouve ses délicatesses. La séduction du ciel empêche d'avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu attractive s'exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d'une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d'avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n'avez d'autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu'elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l'usage des passions et l'enchantement des plaisirs. […]
A part de toutes les autres cités, fille aînée de la civilisation antique sans avoir été déshonorée par la conquête, Venise ne renferme ni décombres romains, ni monuments des Barbares. On n'y voit point non plus ce que l'on voit dans le nord et l'occident de l'Europe, au milieu des progrès de l'industrie ; je veux parler de ces constructions neuves, de ces rues entières élevées à la hâte, et dont les maisons demeurent ou non achevées, ou vides.
Que pourrait-on bâtir ici ? de misérables bouges qui montreraient la pauvreté de conception des fils auprès de la magnificence du génie des pères ; des cahutes blanchies qui n'iraient pas au talon des gigantesques demeures des Foscari et des Pesaro. Quand on avise la truelle de mortier et la poignée de plâtre qu'une réparation urgente a forcé d'appliquer contre un chapiteau de marbre, on est choqué. Mieux valent les planches vermoulues barrant les fenêtres grecques ou moresques, les guenilles mises sécher sur d'élégants balcons, que l'empreinte de la chétive main de notre siècle.
Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L'astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l'extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane, les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur. La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l'église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature.
Chateaubriand - Les Mémoires d'Outre-Tombe - Partie 3, Livre 39, Chapitre 4 (extrait)
Chateaubriand, écrivain et homme politique français né à Saint-Malo en 1768, est l'un des précurseurs du romantisme en France. À travers ses voyages et ses réflexions, il forge une vision intime et passionnée de la nature, de l'art et de l’histoire. Cet extrait, tiré de son voyage à Venise en 1833, illustre la perception qu’il a de cette ville légendaire, entre gloire passée et beauté mourante, où l’art, l’histoire et la nature se mêlent pour susciter une profonde méditation sur le temps et la civilisation.
La décadence et la beauté éternelle de Venise
Dans cet extrait, Chateaubriand évoque la Venise qu’il connaît, non plus celle de la grandeur passée, mais une ville en déclin, où les vestiges de sa magnificence continuent cependant d'exercer un pouvoir de séduction. Il décrit la ville comme un lieu où la civilisation, bien qu'affaissée, conserve encore une certaine dignité grâce à son climat agréable et à ses paysages poétiques. Le narrateur semble trouver une sorte de consolation dans cette idée de décadence : la beauté de la ville, bien que mourante, conserve une aura mystérieuse, presque magique, qui invite à la méditation et à l'acceptation de l’impermanence.
Le contraste entre le passé glorieux et le présent
Chateaubriand établit un contraste entre le passé glorieux de Venise et la réalité contemporaine. La ville, fille aînée de la civilisation antique, n’a pas été déshonorée par la conquête, contrairement à d’autres cités, et elle ne souffre pas des signes de la modernité chaotique que l’on retrouve ailleurs en Europe, avec ses constructions hâtives et ses quartiers inachevés. Au lieu de cela, Venise conserve la beauté de son architecture ancienne, bien que des signes de détérioration, comme des réparations maladroites sur des chapiteaux de marbre, rappellent l’impossibilité de reproduire la grandeur des générations passées. Chateaubriand déplore l’incapacité du présent à égaler l’art et la grandeur des siècles passés, et il préfère les imperfections de l'ancien monde à la vulgarité des constructions modernes.
L’appel à l’éternité de l’art et de la ville
L’auteur exprime un désir profond de s’enfermer dans Venise, cette "ville des poètes", où il pourrait achever ses Mémoires sous la lumière dorée du soleil vénitien. L'atmosphère de la ville, avec ses palais solitaires et ses ruelles désertes, semble offrir une forme d’éternité où le passé et le présent se confondent. La lumière vénitienne, qui frappe les édifices et se reflète sur l’eau, devient ici un symbole de la beauté intemporelle de la ville. Chateaubriand compare la scène à une belle femme mourante, saluée par les grâces et les sourires de la nature. Cette vision poétique souligne la fusion entre la ville, la lumière et l’artiste, ainsi que l’influence durable de Venise sur ceux qui ont traversé ses rives.
À travers ce passage des Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand rend hommage à une Venise qui, bien que marquée par la décadence, conserve une beauté et une dignité uniques. La ville devient le cadre d’une réflexion plus large sur la fragilité de la civilisation et l’impossibilité de reproduire la grandeur des siècles passés. Chateaubriand utilise Venise comme un miroir de la condition humaine : une ville magnifique, mais mourante, qui, par son atmosphère mélancolique et intemporelle, incite à une contemplation profonde de la nature de la beauté, du temps et de l’histoire.