J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
Fin de la première partie de L'Etranger - Albert Camus
Cet extrait du roman L'Étranger d'Albert Camus, publié en 1942, présente un moment clé dans l’histoire de Meursault, le protagoniste, un homme dont le regard détaché sur la vie, la société et les événements qui l'entourent souligne la thématique centrale de l'absurde. Ce passage est l'aboutissement d'une série de circonstances imprévues qui conduisent Meursault à tuer un homme, un Arabe, sur une plage ensoleillée, dans un geste quasi-machinal, déclenché par la chaleur accablante et la violence du soleil. L'acte de Meursault n'est pas motivé par la colère ou la haine, mais par un enchaînement d'éléments sensoriels, et surtout par un irrésistible besoin de réagir à la souffrance physique que lui inflige le soleil. Dans cette analyse, nous étudierons comment Camus illustre la notion d'absurde à travers la relation de Meursault à la violence, à la nature et à la fatalité.
Dans cet extrait, la chaleur accablante du soleil devient un catalyseur de l’action de Meursault. Camus décrit de manière très détaillée les sensations physiques que ressent le personnage : la brûlure du soleil sur sa peau, la sueur qui coule sur ses sourcils, et la douleur lancinante dans son front. L’acte de tuer est présenté comme une réaction purement physique à cette souffrance, une manière de se débarrasser d’un inconfort insupportable. Meursault sait que « c'était stupide » et que son déplacement de quelques pas ne changerait rien, mais il est pourtant poussé à avancer sous l'emprise de la douleur. La violence ici n’a pas de fondement moral ou rationnel, elle est le fruit d’un enchaînement de circonstances physiques qui échappent à tout contrôle logique. La relation de Meursault à la violence est intrinsèquement liée à son incapacité à donner un sens aux événements qui le traversent. Il réagit non pas selon des critères moraux, mais en fonction de la douleur physique qu’il ressent.
Le face-à-face entre Meursault et l’Arabe est chargé de symbolisme. Le couteau brandi par l’Arabe est décrit comme une « longue lame étincelante » qui semble renvoyer à une sorte de lumière aveuglante, comme si la violence se trouvait, elle aussi, englobée dans l’éclat du soleil. La lumière qui brille sur le couteau et sur le visage de l'Arabe accentue l'idée que cet affrontement est inévitable, dicté par des forces extérieures qui échappent au contrôle des personnages. Le soleil, métaphorisé comme une « épée brûlante », est une présence omniprésente qui gouverne les actions de Meursault, réduisant ses décisions à de simples réactions physiques. Cela renforce l'idée que, dans l’univers camusien, les actions humaines sont souvent déterminées par des facteurs irrationnels, au-delà du libre arbitre.
Meursault tire cinq balles sur l'Arabe, dont la victime « n’a pas paru » souffrir, et le récit se termine par une image frappante : « c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » Ces balles qui s'enfoncent dans le corps inerte de l'Arabe sont présentées comme une sorte de rituel absurde, une action sans conséquence réelle dans le monde de Meursault. Le meurtre est désincarné, dénué de toute émotion ou motivation traditionnelle, et semble être un acte anodin, enchaîné à une série d'événements mécaniques. Ce geste, d’apparence anormal et insensé, incarne la philosophie de l’absurde, où les événements se déroulent sans que l’individu puisse leur attribuer un sens moral ou rationnel. Le meurtre est ainsi une rupture du « silence exceptionnel » de la plage, une perturbation qui échappe à toute explication logique.
Dans le dernier passage, Meursault se rend compte de la gravité de son geste, mais il ne le fait pas avec un sens de culpabilité ou de remords. Il « comprend » que l’équilibre du jour, le calme de la plage, a été brisé, mais sans évaluation morale de la situation. Ce n’est pas la conscience du crime qui le frappe, mais celle de l’irréversibilité de son acte, comme un événement absurde qui perturbe l’ordre naturel des choses. Cette prise de conscience, dénuée de jugement moral, souligne l’absence de repères dans la vie de Meursault et l’impossibilité d’attribuer un sens à ses actions. Il se trouve piégé dans une réalité où il n’a pas de pouvoir sur ce qui lui arrive, comme s’il était condamné à vivre dans un monde où ses actes sont vidés de tout sens.
Cet extrait du L'Étranger est emblématique de la philosophie de l'absurde de Camus. Le meurtre de l’Arabe par Meursault ne résulte d’aucune passion ni de haine, mais est plutôt un acte mécanique déclenché par la chaleur et l'inconfort. La violence, le soleil, et la banalité de l’acte sont des éléments qui illustrent la lutte de l’homme contre un univers indifférent et absurde. À travers ce geste, Meursault se retrouve confronté à l’absurdité de l’existence, dans laquelle il agit sans en comprendre les raisons. Le roman, en explorant ce thème, nous invite à réfléchir sur l’absurdité de la condition humaine et la quête incessante de sens dans un monde dépourvu de logique.