Quand je revins chez madame de B., tout le monde fut frappé de mon changement ; on me questionna : je dis que j’étais malade ; on le crut. Madame de B. envoya chercher Barthez, qui m’examina avec soin, me tâta le pouls, et dit brusquement que je n’avais rien. Madame de B. se rassura, et essaya de me distraire et de m’amuser. Je n’ose dire combien j’étais ingrate pour ces soins de ma bienfaitrice ; mon âme s’était comme resserrée en elle-même. Les bienfaits qui sont doux à recevoir, sont ceux dont le cœur s’acquitte : le mien était rempli d’un sentiment trop amer pour se répandre au dehors. Des combinaisons infinies des mêmes pensées occupaient tout mon temps ; elles se reproduisaient sous mille formes différentes ; mon imagination leur prêtait les couleurs les plus sombres : souvent mes nuits entières se passaient à pleurer. J’épuisais ma pitié sur moi-même ; ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette couleur me paraissait comme le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me séparait de tous les êtres de mon espèce, qui me condamnait à être seule, toujours seule ! jamais aimée ! Un homme, à prix d’argent, consentirait peut-être que ses enfants fussent nègres ! Tout mon sang se soulevait d’indignation à cette pensée. J’eus un moment l’idée de demander à madame de B. de me renvoyer dans mon pays, mais là encore j’aurais été isolée : qui m’aurait entendue, qui m’aurait comprise ? Hélas ! je n’appartenais plus à personne, j’étais étrangère à la race humaine tout entière ! Ce n’est que bien longtemps après que je compris la possibilité de me résigner à un tel sort. Madame de B. n’était point dévote ; je devais à un prêtre respectable, qui m’avait instruite pour ma première communion, ce que j’avais de sentiments religieux. Ils étaient sincères comme tout mon caractère ; mais je ne savais pas que, pour être profitable, la piété a besoin d’être mêlée à toutes les actions de la vie ; la mienne avait occupé quelques instants de mes journées, mais elle était demeurée étrangère à tout le reste. Mon confesseur était un saint vieillard, peu soupçonneux, je le voyais deux ou trois fois par an, et, comme je n’imaginais pas que des chagrins fussent des fautes, je ne lui parlais pas de mes peines. Elles altéraient sensiblement ma santé ; mais, chose étrange ! elles perfectionnaient mon esprit. Un sage d’Orient a dit : « Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? » Je vis que je ne savais rien avant mon malheur ; mes impressions étaient toutes des sentiments ; je ne jugeais pas, j’aimais ; les discours, les actions, les personnes plaisaient et déplaisaient à mon cœur. À présent, mon esprit s’était séparé de ces mouvements involontaires : le chagrin est comme l’éloignement, il fait juger l’ensemble des objets. Depuis que je me sentais étrangère à tout, j’étais devenue plus difficile, et j’examinais, en le critiquant, presque tout ce qui m’avait plu jusqu’alors. Cette disposition ne pouvait échapper à madame de B. ; je n’ai jamais su si elle en devina la cause. Elle craignait peut-être d’exalter ma peine en me permettant de la confier : mais elle me montrait encore plus de bonté que de coutume ; elle me parlait avec un entier abandon, et, pour me distraire de mes chagrins, elle m’occupait de ceux qu’elle avait elle-même. Elle jugeait bien mon cœur ; je ne pouvais en effet me rattacher à la vie que par l’idée d’être nécessaire ou du moins utile à ma bienfaitrice. La pensée qui me poursuivait le plus, c’est que j’étais isolée sur la terre, et que je pouvais mourir sans laisser de regrets dans le cœur de personne. J’étais injuste pour madame de B. ; elle m’aimait, elle me l’avait assez prouvé ; mais elle avait des intérêts qui passaient bien avant moi. Je n’enviais pas sa tendresse à ses petits-fils, surtout à Charles ; mais j’aurais voulu pouvoir dire comme eux : Ma mère ! Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la sœur, la femme, la mère de personne ! Je me figurais dans ces liens plus de douceur qu’ils n’en ont peut-être, et je négligeais ceux qui m’étaient permis, parce que je ne pouvais atteindre à ceux-là. Je n’avais point d’amie, personne n’avait ma confiance ; ce que j’avais pour madame de B. était plutôt un culte qu’une affection ; mais je crois que je sentais pour Charles tout ce qu’on éprouve pour un frère. Il était toujours au collége, qu’il allait bientôt quitter pour commencer ses voyages. Il partait avec son frère aîné et son gouverneur, et ils devaient visiter l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie ; leur absence devait durer deux ans. Charles était charmé de partir ; et moi, je ne fus affligée qu’au dernier moment, car j’étais toujours bien aise de ce qui lui faisait plaisir. Je ne lui avais rien dit de toutes les idées qui m’occupaient ; je ne le voyais jamais seul, et il m’aurait fallu bien du temps pour lui expliquer ma peine ; je suis sûre qu’alors il m’aurait comprise. Mais il avait, avec son air doux et grave, une disposition à la moquerie qui me rendait timide : il est vrai qu’il ne l’exerçait guère que sur les ridicules de l’affectation ; tout ce qui était sincère le désarmait. Enfin je ne lui dis rien. Son départ, d’ailleurs, était une distraction, et je crois que cela me faisait du bien de m’affliger d’autre chose que de ma douleur habituelle. Ce fut peu de temps après le départ de Charles, que la révolution prit un caractère plus sérieux : je n’entendais parler tout le jour, dans le salon de madame de B., que des grands intérêts moraux et politiques que cette révolution remua jusque dans leur source ; ils se rattachaient à ce qui avait occupé les esprits supérieurs de tous les temps. Rien n’était plus capable d’étendre et de former mes idées, que le spectacle de cette arène où des hommes distingués remettaient chaque jour en question tout ce qu’on avait pu croire jugé jusqu’alors. Ils approfondissaient tous les sujets, remontaient à l’origine de toutes les institutions ; mais trop souvent pour tout ébranler et pour tout détruire. Croiriez-vous que, jeune comme j’étais, étrangère à tous les intérêts de la société, nourrissant à part ma plaie secrète, la révolution apporta un changement dans mes idées, fit naître dans mon cœur quelques espérances, et suspendit un moment mes maux ? tant on cherche vite ce qui peut consoler ! J’entrevis donc que, dans ce grand désordre, je pourrais trouver ma place ; que toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis, amèneraient peut-être un état de choses où je serais moins étrangère ; et que si j’avais quelque supériorité d’âme, quelque qualité cachée, on l’apprécierait lorsque ma couleur ne m’isolerait plus au milieu du monde, comme elle avait fait jusqu’alors. Mais il arriva que ces qualités mêmes que je pouvais me trouver, s’opposèrent vite à mon illusion : je ne pus désirer longtemps beaucoup de mal pour un peu de bien personnel. D’un autre côté, j’apercevais les ridicules de ces personnages qui voulaient maîtriser les événements ; je jugeais les petitesses de leurs caractères, je devinais leurs vues secrètes : bientôt leur fausse philanthropie cessa de m’abuser, et je renonçai à l’espérance, en voyant qu’il resterait encore assez de mépris pour moi au milieu de tant d’adversités. Cependant je m’intéressais toujours à ces discussions animées ; mais elles ne tardèrent pas à perdre ce qui faisait leur plus grand charme. Déjà le temps n’était plus où l’on ne songeait qu’à plaire, et où la première condition pour y réussir était l’oubli des succès de son amour-propre : lorsque la révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle toucha aux intérêts intimes de chacun, les conversations dégénérèrent en disputes, et l’aigreur, l’amertume et les personnalités prirent la place de la raison. Quelquefois, malgré ma tristesse, je m’amusais de toutes ces violentes opinions qui n’étaient au fond presque jamais que des prétentions, des affectations ou des peurs : mais la gaîté qui vient de l’observation des ridicules ne fait pas de bien ; il y a trop de malignité dans cette gaîté, pour qu’elle puisse réjouir le cœur qui ne se plaît que dans les joies innocentes. On peut avoir cette gaîté moqueuse, sans cesser d’être malheureux ; peut-être même le malheur rend-il plus susceptible de l’éprouver, car l’amertume dont l’âme se nourrit, fait l’aliment habituel de ce triste plaisir.
L’espoir sitôt détruit que m’avait inspiré la révolution n’avait point changé la situation de mon âme ; toujours mécontente de mon sort, mes chagrins n’étaient adoucis que par la confiance et les bontés de madame de B. Quelquefois, au milieu de ces conversations politiques dont elle ne pouvait réussir à calmer l’aigreur, elle me regardait tristement : ce regard était un baume pour mon cœur ; il semblait me dire : Ourika, vous seule m’entendez ! On commençait à parler de la liberté des nègres : il était impossible que cette question ne me touchât vivement ; c’était une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs, du moins, j’avais des semblables : comme ils étaient malheureux, je les croyais bons, et je m’intéressais à leur sort. Hélas ! je fus promptement détrompée ! les massacres de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins. Cependant la révolution faisait des progrès rapides ; on s’effrayait en voyant les hommes les plus violents s’emparer de toutes les places. Bientôt il parut que ces hommes étaient décidés à ne rien respecter : les affreuses journées du 20 juin et du 10 août durent préparer à tout. Ce qui restait de la société de madame de B. se dispersa, à cette époque ; les uns fuyaient les persécutions dans les pays étrangers ; les autres se cachaient et se retiraient en province. Madame de B. ne fit ni l’un ni l’autre ; elle était fixée chez elle par l’occupation constante de son cœur : elle resta avec un souvenir et près d’un tombeau. Nous vivions depuis quelques mois dans la solitude, lorsque, à la fin de l’année 1792, parut le décret de confiscation des biens des émigrés. Au milieu de ce désastre général, madame de B. n’aurait pas compté la perte de sa fortune, si elle n’eût appartenu à ses petits-fils ; mais, par des arrangements de famille, elle n’en avait que la jouissance. Elle se décida donc à faire revenir Charles, le plus jeune des deux frères, et à renvoyer l’aîné, âgé de près de vingt ans, à l’armée de Condé. Ils étaient alors en Italie, et achevaient ce grand voyage, entrepris deux ans auparavant dans des circonstances bien différentes. Charles arriva à Paris au commencement de février 1793, peu de temps après la mort du roi. Ce grand crime avait causé à madame de B. la plus violente douleur ; elle s’y livrait tout entière, et son âme était assez forte pour proportionner l’horreur du forfait à l’immensité du forfait même. Les grandes douleurs dans la vieillesse ont quelque chose de frappant : elles ont pour elles l’autorité de la raison. Madame de B. souffrait avec toute l’énergie de son caractère ; sa santé en était altérée, mais je n’imaginais pas qu’on pût essayer de la consoler, ou même de la distraire. Je pleurais, je m’unissais à ses sentiments, j’essayais d’élever mon âme pour la rapprocher de la sienne, pour souffrir du moins autant qu’elle et avec elle. Je ne pensai presque pas à mes peines, tant que dura la terreur ; j’aurais eu honte de me trouver malheureuse en présence de ces grandes infortunes ; d’ailleurs je ne me sentais plus isolée depuis que tout le monde était malheureux. L’opinion est comme une patrie ; c’est un bien dont on jouit ensemble ; on est frère pour la soutenir et pour la défendre. Je me disais quelquefois que moi, pauvre négresse, je tenais pourtant à toutes les âmes élevées, par le besoin de la justice que j’éprouvais en commun avec elles : le jour du triomphe de la vertu et de la vérité serait un jour le triomphe pour moi comme pour elles ; mais, hélas ! ce jour était bien loin. Aussitôt que Charles fut arrivé, madame de B. partit pour la campagne. Tous ses amis étaient cachés ou en fuite ; sa société se trouvait presque réduite à un vieil abbé que, depuis dix ans, j’entendais tous les jours se moquer de la religion, et qui à présent s’irritait qu’on eût vendu les biens du clergé, parce qu’il y perdait vingt mille livres de rente. Cet abbé vint avec nous à Saint-Germain.
Résumé
Ourika revient chez Madame de B. profondément changée. Tout le monde remarque son mal-être, mais elle prétend être simplement malade. En réalité, elle est dévastée par la prise de conscience de sa différence : sa couleur de peau la rend étrangère à tous, elle se sent isolée, incapable d’être aimée ou de fonder une famille. Elle souffre énormément, perd l’estime d’elle-même et sombre dans une profonde tristesse.
Malgré la bonté de Madame de B., Ourika est incapable de se sentir consolée. Elle n’a personne à qui se confier, pas même à son confesseur. Seule la pensée d’être utile à sa bienfaitrice lui donne un peu de sens. Elle ressent aussi une forme d’affection pour Charles, le petit-fils de Madame de B., mais elle ne lui parle jamais de ses tourments.
Quand la Révolution éclate, elle espère un moment que le bouleversement des classes sociales pourrait lui permettre de trouver enfin une place dans le monde. Mais elle est vite déçue : derrière les grands discours, elle perçoit hypocrisie et égoïsme. Même les débats sur la liberté des Noirs, d’abord porteurs d’espoir, finissent par l’affliger à cause des violences à Saint-Domingue, qui la font avoir honte de ses origines.
Ainsi, l’espoir qu’elle avait trouvé dans les idées de liberté et d’égalité s’éteint, et elle se sent toujours aussi seule et rejetée, trouvant un réconfort seulement dans le regard compatissant de Madame de B.
Commentaire composé
Publié anonymement en 1823, Ourika de Claire de Duras est un court roman qui s’inscrit dans le sillage du romantisme naissant et des interrogations morales et sociales du XIXᵉ siècle. L’œuvre met en scène une jeune esclave noire affranchie, élevée dans un milieu aristocratique français, qui découvre douloureusement l’exclusion et le rejet dus à sa couleur de peau. Claire de Duras, femme de lettres issue de la haute aristocratie, s’inscrit ici dans une démarche rare à son époque : donner voix à l’altérité, à la souffrance intérieure, à l’injustice sociale et raciale, en pleine époque post-révolutionnaire marquée par les séquelles de l’esclavage et les inégalités persistantes. L’extrait étudié s’inscrit dans le cœur du récit : Ourika, désormais enfermée dans la mélancolie, revient chez sa protectrice Madame de B., mais ne parvient plus à se sentir à sa place dans un monde qu’elle juge hostile à son existence même. Le passage explore avec intensité ses tourments intérieurs, ses espoirs déçus et l’impossible réconciliation entre son être intime et son apparence. Comment l’extrait met-il en scène la déchirure existentielle d’Ourika, tiraillée entre exclusion, lucidité et quête de consolation ? Nous verrons que ce texte propose une descente dans les abîmes d’un moi écartelé (I), puis une tentative d’ancrage par les liens affectifs et sociaux (II), avant d’ouvrir vers une illusion politique rapidement déconstruite (III).
Dès le début de l’extrait, le changement profond d’Ourika est souligné par une distance entre l’apparence et l’intériorité : « tout le monde fut frappé de mon changement ». Le verbe passif « fut frappé » indique une perception extérieure, tandis que le malaise véritable réside dans l’invisible : son âme. Ce contraste ouvre une plongée dans le repli intérieur, où la syntaxe devient un miroir du tourment : phrases longues, ponctuation expressive (« mon âme s’était comme resserrée en elle-même »), accumulations qui traduisent la rumination mentale.
Ourika vit une véritable expérience de déréliction. Le champ lexical de la souffrance mentale (« pleurer », « pitié », « horreur », « réprobation ») côtoie celui de l’isolement : « seule, toujours seule ! jamais aimée ! » — rythme ternaire souligné par l’exclamation. La comparaison animalière « je croyais voir [mes mains] celles d’un singe » condense la violence du rejet, en ramenant l’héroïne à une altérité déshumanisante. L’hyperbole « étrangère à la race humaine tout entière » dit une exclusion radicale.
La structure du paragraphe épouse cette spirale : le « je » se répète comme une litanie douloureuse, l’anaphore verbale « je ne... » rythme l’impossibilité de vivre. La couleur noire devient « le signe de ma réprobation », inversion théologique qui donne à la pigmentation une valeur de faute originelle. Ainsi se constitue une psychologie de la honte : Ourika ne souffre pas tant d’un rejet explicite que d’un rejet intériorisé, invisible, pernicieux.
Face à ce désespoir, l’amour et la reconnaissance semblent être des issues. Pourtant, l’attachement à Madame de B. — sa bienfaitrice — ne suffit pas. Ourika confesse une « ingratitude » qu’elle explique par « un sentiment trop amer pour se répandre au dehors » : la métaphore du cœur comme vase clos souligne l’impossibilité de l’échange affectif. L’affection devient un fardeau, et le lien, une illusion. Ourika est prisonnière d’un culte figé, non d’un amour vivant : « ce que j’avais pour madame de B. était plutôt un culte qu’une affection ».
Le rôle de Charles est plus nuancé. S’il est source de tendresse discrète (« je crois que je sentais pour Charles tout ce qu’on éprouve pour un frère »), il est aussi inaccessible. Le silence qui les sépare, renforcé par des négations insistantes (« je ne lui avais rien dit », « je ne le voyais jamais seul »), suggère l’impossibilité d’un partage. Cette incommunication souligne l’échec des relations humaines à combler le vide : Ourika reste seule avec son secret.
La douleur atteint ici une forme de lucidité tragique : elle perçoit avec acuité ce qu’elle ne sera jamais. La phrase « moi qui jamais ne devais être la sœur, la femme, la mère de personne » est une condamnation qui s’enracine dans le rythme même de la langue : la triple négation inscrit dans la syntaxe un destin d’exclusion.
La Révolution française apparaît dans l’extrait comme un événement historique qui fait irruption dans la sphère intime. L’héroïne, bien que « étrangère à tous les intérêts de la société », y trouve un espoir inattendu. La conjonction « Croiriez-vous que... » crée une apostrophe au lecteur, soulignant l’étonnement de cette résurgence de vie. L’idéal révolutionnaire — égalité, abolition des préjugés — entre en résonance avec la marginalisation d’Ourika : « je pourrais trouver ma place », « on l’apprécierait lorsque ma couleur ne m’isolerait plus ».
Mais cette illumination fragile ne dure pas. Très vite, les « ridicules », « vues secrètes », « fausse philanthropie » des hommes politiques percent à jour l’illusion. La phrase « je ne pus désirer longtemps beaucoup de mal pour un peu de bien personnel » illustre l’intégrité morale d’Ourika, qui refuse de fonder son bonheur sur la destruction collective. Le désenchantement est intellectuel autant qu’éthique.
L’extrait se termine sur un paradoxe amer : même l’observation moqueuse du monde ne procure pas de joie. La phrase finale, très dense, est capitale : « la gaîté qui vient de l’observation des ridicules ne fait pas de bien ; il y a trop de malignité dans cette gaîté ». L’antithèse entre « gaîté » et « malignité » souligne que la lucidité elle-même est toxique. La souffrance transforme l’esprit en juge, mais ce jugement n’adoucit pas le cœur. Le rire devient une arme émoussée.
Cet extrait d’Ourika est le théâtre d’un combat intérieur intense, où l’héroïne oscille entre douleur, repli, lucidité et vaine espérance. La langue, à la fois fluide et tourmentée, épouse les soubresauts de cette âme en exil. Claire de Duras donne ici une voix bouleversante à l’altérité, en articulant les dimensions intime, sociale et politique de la marginalisation. Par la richesse de ses figures (comparaisons violentes, rythmes brisés, anaphores désespérées), par la profondeur de ses réflexions sur l’exclusion, la piété, l’amour et la société, ce passage illustre une vision tragique et pionnière de la condition humaine. Ourika, personnage d’une lucidité poignante, incarne ainsi non seulement la souffrance de son époque, mais aussi une conscience universelle — celle d’un être qui, privé d’appartenance, cherche désespérément un sens à sa vie.