Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Oeuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,
Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,
L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane ;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
O démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;
Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,
Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,
Pour briser ton courage et te mettre aux abois,
Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Introduction
Sed non satiata fait partie du cycle de poèmes dédiés à Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, souvent représentée comme la "belle noire" dans ses écrits. Ce poème, publié dans Les Fleurs du mal, s’inscrit dans une tradition baroque du XVIIème siècle, qui traitait des passions dévorantes et des relations charnelles, tout en étant réinterprété par Baudelaire à travers sa vision moderne et sensuelle. Le titre Sed non satiata (qui signifie « mais non satisfaite ») s’inspire d’un poème de Juvénal, satiriste latin, et évoque la débauche de la femme de l'empereur Messaline. La citation latine renforce l’aspect provocateur et délibérément transgressif du poème, qui mêle désir et souffrance. Baudelaire utilise ainsi un langage sacré pour dissimuler l’aspect vulgaire de la passion. Dans cette analyse, nous étudierons d'abord la façon dont Baudelaire décrit et désire la femme dans les deux premiers quatrains, avant de nous pencher sur sa supplication et son impuissance dans les tercets.
I. La femme idéalisée et désirée
Dans les deux premiers quatrains, Baudelaire décrit une femme en termes de beauté exquise et de désir charnel intense. La première strophe est marquée par une série d'images frappantes qui transforment la femme en une figure mythologique et mystique. Il la compare à une « déité », une divinité étrange et envoûtante, possédant un parfum « mélangé de musc et de havane », qui évoque une sensualité exubérante et exotique. La métaphore de la « sorcière au flanc d'ébène » fait écho à l’image de la beauté noire, et à la fois à la magie et à l'interdit. Ce premier quatrain idéalise la femme en l’associant à une figure de pouvoir et de séduction surnaturelle, semblable à une déesse.
Dans le deuxième quatrain, Baudelaire intensifie son désir en le rendant universel et inextinguible. Il évoque l’élixir de la bouche de la femme, « où l'amour se pavane », image qui suggère une union parfaite, mais aussi une passion dévorante. Les « caravanes » symbolisent les désirs du poète qui partent à la quête de l’objet aimé, tandis que les « yeux » de la femme sont comparés à une « citerne » où le poète vient boire pour apaiser ses tourments. Cette image traduit à la fois l'aspiration du poète à la satisfaire et son impuissance face à ce désir insatiable.
II. Supplication et impuissance dans les tercets
Dans les deux derniers tercets, le ton du poème change, et Baudelaire se tourne vers la femme pour exprimer son impuissance et ses frustrations. Dans le premier tercet, il fait une supplication, « verse-moi moins de flamme ». Cette demande révèle une conscience de la démesure de la passion : le poète est submergé par le désir, mais se rend compte qu'il n'est pas capable de supporter cette intensité. Il se réfère à « Styx », le fleuve des Enfers, pour souligner son incapacité à éprouver une passion aussi destructrice, alors que la femme semble en demander encore davantage. L’ombre de la mort, du désir infini et de l’enfermement s’installe ici : le poète se voit comme une victime du désir.
Enfin, dans le dernier tercet, Baudelaire utilise l'image de Proserpine, la déesse des Enfers, pour exprimer l'impossibilité de satisfaire les attentes de la femme. La figure de Proserpine est liée à l’idée d’une passion morbide et éternelle, une situation dans laquelle le poète se retrouve enfermé. Il n’est pas capable de « briser son courage » ou de la « mettre aux abois », ce qui reflète une défaillance dans sa quête d’un idéal inaccessible. La violence du désir qu’il éprouve pour elle se heurte à son propre vide intérieur et à son incapacité à combler ce manque.
Conclusion
Dans Sed non satiata, Baudelaire met en lumière les contradictions de la passion humaine : la quête de l’idéal féminin, la fusion entre désir et souffrance, et l’impossibilité d’atteindre cette satisfaction totale. À travers des images saisissantes et des métaphores puissantes, il montre comment la beauté et le désir peuvent devenir des forces destructrices. La femme, bien que décrite comme une déité envoûtante, incarne également un tourment insurmontable, qui dépossède le poète de lui-même et le plonge dans l’impossibilité de satisfaire ses désirs. Ce poème, à la fois érotique et tragique, traduit la vision baudelairienne de la passion comme une quête infinie et inachevée.