SCÈNE V
DON DIÈGUE, DON RODRIGUE
DON DIÈGUE
Rodrigue, as-tu du coeur ?
DON RODRIGUE
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.
DON DIÈGUE
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
DON RODRIGUE
De quoi?
DON DIÈGUE
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel:
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie ;
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter
Je te donne à combattre un homme à redouter ;
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encore quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine, C’est…
DON RODRIGUE
De grâce, achevez.
DON DIÈGUE
Le père de Chiméne.
DON RODRIGUE
Le…
DON DIÈGUE
Ne réplique point, je connais ton amour,
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ;
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance : Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ; Montre-toi digne fils d’un père tel que moi. Accablé des malheurs où le destin me range, Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.
Dans cet extrait de Le Cid de Corneille, Don Diègue, le père de Don Rodrigue, parle à son fils pour lui demander de venger l'honneur familial. Il lui raconte qu'un homme, qu'il décrit de manière très exagérée comme un grand combattant, a donné un soufflet (une gifle) à Don Diègue. Selon lui, cet affront porte atteinte à l'honneur et il exige que Rodrigue tue ou soit tué pour laver cette honte. Rodrigue, bien qu'amoureux de Chimène, la fille de l'homme offensant, se retrouve pris dans un dilemme entre l'amour et l'honneur.
A) Introduction
Dans cet extrait de l'acte I, scène 5 de Le Cid, Don Diègue, un père vieux et blessé, fait appel à son fils pour venger un affront porté à l'honneur familial. Le passage présente un moment clé de la pièce où Don Rodrigue, pris entre l'amour pour Chimène et l'obligation de défendre l'honneur de son père, doit faire un choix difficile. Nous allons analyser comment Don Diègue parvient à convaincre son fils de venger l'insulte reçue. Le raisonnement persuasif du père repose sur plusieurs stratégies : mettre à l'épreuve le courage de son fils, exagérer la gravité de l'offense et faire un appel à l'honneur. Ces stratégies vont nous amener à explorer la manière dont Corneille manipule le langage pour créer une tension dramatique et une pression morale sur Rodrigue.
B) Développement
Mettre à l’épreuve le courage de Rodrigue
Dès le début, Don Diègue met son fils à l’épreuve en lui posant une question simple, mais décisive : “Rodrigue, as-tu du cœur ?” (v.1). Cette question est une métonymie où "cœur" remplace l’idée de courage. Rodrigue répond affirmativement, ce qui déclenche une suite d’expressions où Don Diègue décrit la colère et la vengeance comme des vertus. Par exemple, il qualifie la colère d’“agréable” (v.5) et de “doux” (v.6), des oxymores qui donnent un aspect positif à des sentiments normalement négatifs, renforçant l’idée que la vengeance est justifiée. Le père insiste sur le fait que Rodrigue doit agir, en appelant plusieurs fois à l'action : "viens, mon fils, viens" (v.6). L’effet de répétition dans ces impératifs crée un rythme pressant, renforçant la conviction de Rodrigue.
Exagérer la gravité de l’offense
Don Diègue magnifie l'offense en la qualifiant de "coup mortel" (v.7) et en affirmant qu’elle porte à l'honneur familial un "affront si cruel" (v.7). L’emploi d’hyperboles et de termes forts comme “honte” et “coup mortel” dramatise la situation, lui conférant une gravité qu’elle n’a peut-être pas dans la réalité. Cette description exagérée place Rodrigue dans une position où l’action devient impérative, et le renforcement de la nécessité de la vengeance est accentué par le contraste entre la violence de l'offense et l’impuissance de Don Diègue, qui, par son âge, ne peut plus se venger. Ce recours au langage extrême et à la métonymie du “sang” (v.15) renforce l’idée de meurtre, impliquant que la seule manière de réparer l’offense est de tuer.
Manipuler le silence et la tension dramatique pour révéler l’identité de l’offenseur
La tension dramatique est accentuée par le fait que Don Diègue ne révèle l’identité de l’offenseur qu’au dernier moment. Tout au long du passage, il décrit cet homme comme un “homme à redouter” (v.13) et un “arrogant” (v.9), utilisant des hyperboles pour renforcer l’image de son ennemi comme un guerrier redoutable. Ce suspense est augmenté par l’arrêt du discours au moment où Rodrigue, presque à bout de souffle, demande “Le… ?” (v.23), et Don Diègue finit par dévoiler l’identité du père de Chimène. La tension est palpable, le père monopolise le discours et Rodrigue ne répond que par monosyllabes. Ce silence et la tension qui en découle illustrent la pression de l’honneur et l’impossibilité de refuser une telle mission.
C) Conclusion
À travers l’utilisation habile de la rhétorique et des figures de style, Don Diègue parvient à convaincre son fils de venger l’honneur familial, créant ainsi un dilemme entre l’amour et l’honneur qui constitue le cœur de la tragédie. Le père, en exaltant l’héroïsme et la vengeance comme des valeurs fondamentales, pousse Rodrigue à accepter une mission difficile, voire mortelle. Par cette manipulation émotionnelle et le suspens autour de l’identité de l’offenseur, Corneille exploite les tensions internes des personnages pour maintenir l’intérêt dramatique et souligner le poids des obligations sociales et familiales.
1. En quoi le discours de Don Diègue repose-t-il sur une manipulation psychologique efficace pour inciter Rodrigue à venger l’honneur familial ?
Réponse : Le discours de Don Diègue utilise la métonymie (le “cœur” pour le courage), l’hyperbole (la gravité de l’affront) et le jeu sur la tension dramatique pour manipuler les émotions de Rodrigue. L’alternance entre stychomythie et monologue, ainsi que l’attente du moment final pour révéler l’identité de l’offenseur, rend Rodrigue impuissant face à l’impératif de vengeance.
2. Quel rôle joue la maxime de Don Diègue dans cette scène, et comment reflète-t-elle les valeurs de la tragédie classique ?
Réponse : La maxime “qui peut vivre infâme est indigne du jour” (v.24) présente la vengeance comme une nécessité morale absolue dans la culture d’honneur de l’époque. Elle met en lumière l’impératif de l’honneur familial, qui surpasse les considérations personnelles et amoureuses. Cette maxime illustre les valeurs rigides et le fatalisme des tragédies classiques.
3. Pourquoi Corneille choisit-il de rendre Don Rodrigue silencieux et réactif dans cette scène ?
Réponse : Le silence de Rodrigue sert à accentuer le poids de la décision à prendre et la pression exercée par son père. Son silence reflète l’impossibilité de refuser un tel devoir d’honneur. Cela amplifie le dilemme intérieur du personnage et permet à l’auteur de souligner l’intensité de l’épreuve morale à laquelle Rodrigue est confronté.