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Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.
Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître.
Les Mémoires d'Outre-Tombe - Chateaubriand
Première partie - Livre troisième - Chapitre 1 - Promenade. - Apparition de Combourg.
Commentaire composé : Extrait des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand
Introduction :
Les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand sont une œuvre complexe qui mêle autobiographie, histoire contemporaine et réflexion sur la mémoire. Bien que commencée entre 1803 et 1809, l'œuvre n'a été achevée que vers 1841, et Chateaubriand a commencé à la publier principalement pour des raisons financières avant sa mort. C'est un travail introspectif où l’auteur se fait un éloge, se présentant comme le héros d’un roman lyrique. À travers son récit, il cherche à immortaliser sa vision du monde et son expérience personnelle tout en laissant une trace de son époque.
Dans cet extrait, Chateaubriand fait l’expérience d’un retour à la mémoire affective, une forme de mémoire liée à ses émotions et à ses sensations, qui le pousse à revisiter les souvenirs de sa jeunesse à travers l’image du chant de la grive. Cette scène fait écho à la manière dont la mémoire fonctionne : elle est déclenchée par un phénomène extérieur, ici le chant de l’oiseau, qui agit comme un catalyseur pour raviver des images et des sentiments passés. Ce passage, tout en étant un reflet de sa propre histoire, annonce aussi la mémoire involontaire qui sera développée plus tard par Proust.
L'extrait commence par une scène de promenade solitaire, en harmonie avec l’atmosphère de l’automne : un ciel gris et un vent froid qui évoquent un moment de solitude et de réflexion. L'évocation du ciel d’automne est symbolique, car l’automne est une saison de transition, entre la fin de la vie végétative et la préparation pour l’hiver, une métaphore du passage du temps et de la fin de l'existence humaine.
Lorsqu'il regarde le soleil se coucher au-dessus de la tour d'Alluye, Chateaubriand fait le lien entre son propre présent et le passé de Gabrielle, qui avait vu le même spectacle deux siècles plus tôt. Cette pensée sur les générations passées et futures crée un effet de mise en perspective du temps, où le narrateur se projette dans l’avenir pour se demander ce qu’il deviendra quand ces mémoires seront publiées. Le fait de se poser la question « Que sont devenus Henri et Gabrielle ? » introduit un contraste entre le temps historique et personnel, mais aussi une réflexion sur l’éternité du souvenir et la fugacité de l’existence humaine.
Le véritable élément déclencheur de la réflexion de Chateaubriand est le chant de la grive, un événement apparemment anodin qui a le pouvoir de le transporter dans le passé. Cette scène illustre la mémoire affective, ce type de mémoire qui n’est pas rationnelle mais qui est liée à l’émotion et à l’expérience personnelle. Le chant de la grive, comme un symbole de la nature, a le pouvoir de raviver en lui les souvenirs d’un autre temps, des moments passés à Combourg où il écoutait l’oiseau. Ce passage fait apparaître la subjectivité de la mémoire : ce n’est pas une reconstitution exacte du passé, mais une réminiscence émotionnelle marquée par les sentiments de tristesse, de désir de bonheur et de nostalgie. Ce processus est similaire à celui de Proust dans À la recherche du temps perdu, où des souvenirs profondément enfouis remontent à la surface par le biais de sensations.
Le fait que Chateaubriand parle de deux sortes de tristesse (celle de sa jeunesse et celle de son âge avancé) met en lumière une évolution émotionnelle. La première tristesse était celle d’un désir vague de bonheur, tandis que la deuxième est une tristesse plus profonde, issue de l’expérience et de la connaissance des choses perdues. Cette dualité reflète l’importance de l’expérience dans la formation de la mémoire et de l’identité.
L'auteur exprime également son sentiment de finitude face à la vieillesse et à l'inexorable passage du temps. En évoquant la possibilité de ne pas achever ses mémoires, Chateaubriand fait allusion à la mort imminente, à la précarité de la vie et à la fragilité de l’accomplissement de ses projets. Cette idée de ne pas pouvoir achever ses Mémoires fait écho à la dimension éphémère de l’existence humaine et à l’urgence de vivre et de créer. La métaphore du navigateur qui écrit son journal à la vue de la terre qui s’éloigne suggère une dernière tentative de saisir l’essentiel, une volonté de fixer la jeunesse et les souvenirs avant qu'ils ne disparaissent totalement.
Ce passage témoigne d’une réflexion sur l’écriture elle-même. Le texte est vu comme une tentative de fixer le passé avant qu’il ne soit trop tard. La question du lieu où ces mémoires finiront d'être écrites souligne aussi l’aspect inachevé, à la fois matériel et spirituel, de la vie humaine.
Cet extrait des Mémoires d’Outre-Tombe illustre l’importance de la mémoire affective et de la réflexion sur le temps dans l’œuvre de Chateaubriand. L’auteur y mêle son propre passé à une réflexion plus générale sur la finitude de la vie et la nostalgie des jours passés. Par le biais du chant de la grive, il évoque un souvenir marquant de sa jeunesse et tente de retrouver, dans cette mémoire émotionnelle, une part de la vérité qui échappe à la réalité objective. L’œuvre prend ainsi une forme introspective et poétique, dans laquelle l'auteur cherche à réconcilier le passé et le présent tout en faisant face à l’urgence de la finitude de l’existence. Ce passage est un bel exemple de l'art de la mémoire et de l'écriture chez Chateaubriand, qui anticipe certaines recherches littéraires sur le temps et la mémoire, comme celles de Proust.