- Quand je suis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c’était particulièrement difficile pour un fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : « Jamais ! » au moment de mourir ? Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’étais jeune et mon dégoût croyait s’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais après tout…
Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.
- Après tout ? dit doucement Tarrou.
- Après tout…, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre de monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se tait.
- Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout.
Rieux parut s’assombrir.
- Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter.
- Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit être cette peste pour vous.
- Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.
Extrait de La Peste - Albert Camus
Albert Camus, écrivain et philosophe majeur du XXᵉ siècle, explore dans La Peste les thèmes de l'absurde, de la solidarité, et de la condition humaine. Ce roman, publié en 1947, est une allégorie des résistances face à l'inhumanité et à la souffrance. Dans cet extrait, le docteur Rieux, le personnage principal, dialogue avec Tarrou, un allié dans la lutte contre l'épidémie. À travers cet échange, Camus éclaire la posture existentialiste face à la mort et l'absurde, tout en mettant en lumière l'éthique de l'engagement. Nous analyserons ici le sens de l'engagement de Rieux, la dimension existentielle de la lutte contre la mort, et la lucidité face à une défaite inévitable.
Rieux confie que son choix de devenir médecin était d’abord abstrait, un métier parmi d’autres. Mais son engagement véritable naît de sa confrontation directe avec la mort. En évoquant les cris de ceux qui refusent de mourir, il met en lumière l’absurdité et l’injustice de la condition humaine. Ce dégoût initial, tourné contre l’« ordre du monde », révèle une révolte instinctive face à l’inéluctabilité de la mort.
Camus fait ainsi de Rieux une figure humaniste, dont l’action repose sur une révolte lucide contre l’injustice universelle. Ce métier, difficile pour un « fils d’ouvrier », devient un moyen de donner un sens à une existence marquée par la douleur et l’absurde, en agissant pour soulager les souffrances des autres.
La phrase de Rieux, « puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui », marque une rupture décisive avec la foi. Camus utilise ici le personnage de Rieux pour illustrer son rejet d’une transcendance silencieuse et indifférente. La lutte contre la mort devient alors un acte de défi, non pas dirigé contre Dieu, mais contre l’absurde même.
Ce refus de lever les yeux vers le ciel symbolise une éthique fondée sur l’action terrestre. En s’engageant dans une lutte qu’il sait vouée à l’échec, Rieux incarne la solidarité et la responsabilité humaine, valeurs essentielles dans la pensée camusienne.
L’échange final, où Tarrou qualifie la peste d’« interminable défaite », met en avant l’aspect tragique de cette lutte. Rieux reconnaît que ses victoires seront toujours provisoires, mais cela ne le dissuade pas d’agir. Cette posture illustre l’acceptation lucide de l’absurde : même si le combat est sans fin et sans espoir de victoire ultime, il demeure une nécessité morale.
Cette « interminable défaite » prend une valeur symbolique. Elle devient une victoire morale et existentielle, car elle manifeste une fidélité à la condition humaine. En choisissant d’agir malgré l’absurdité, Rieux donne un sens à son existence et montre la grandeur de l’homme capable de résister à son propre désespoir.
Cet extrait de La Peste révèle la quintessence de la pensée camusienne : une révolte contre l’absurde et une solidarité envers l’humanité souffrante. À travers le personnage de Rieux, Camus met en lumière une éthique de l’engagement lucide, où le combat contre la mort, bien que perdu d’avance, prend une valeur existentielle. Ce dialogue entre Rieux et Tarrou illustre l’idée que la grandeur humaine réside dans l’action, non pas pour triompher, mais pour témoigner d’une solidarité inébranlable face à l’injustice universelle. En cela, La Peste demeure une œuvre universelle, une leçon de courage et de dignité face à l’absurde.