La perte d'un époux ne va point sans soupirs.
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole ;
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la Veuve d'une année
Et la veuve d'une journée
La différence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est toujours même note et pareil entretien :
On dit qu'on est inconsolable ;
On le dit, mais il n'en est rien,
Comme on verra par cette Fable,
Ou plutôt par la vérité.
L'Epoux d'une jeune beauté
Partait pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. »
Le Mari fait seul le voyage.
La Belle avait un père, homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler,
« Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais, après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,
Un Cloître est l'époux qu'il me faut. »
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L'autre mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure.
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d'autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien à notre Belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m'avez promis ? dit-elle. ».
Jean de la Fontaine - Les Fables
Dans La Jeune Veuve, Jean de La Fontaine peint avec ironie et légèreté les contradictions humaines, notamment face au deuil et à l’amour. En détournant les attentes liées à la fidélité et à la douleur, il livre une satire subtile de la société de son temps. Plus proche du conte que de la fable traditionnelle, ce texte illustre la versatilité des émotions et la puissance du temps pour apaiser les cœurs. Nous analyserons cette fable sous trois axes : la structure narrative fluide et humoristique, la critique des comportements humains, et l’universalité de la morale.
La Fontaine organise la fable en deux parties bien distinctes : l’exposition d’un principe universel et l’illustration de ce principe par une anecdote. Les premiers vers, énonçant que "la perte d’un époux ne va point sans soupirs" mais que "le temps ramène les plaisirs", posent d’emblée une vérité générale teintée de cynisme. Cette généralisation ouvre le récit et invite le lecteur à observer la jeune veuve sous cet éclairage ironique.
L’histoire elle-même est racontée avec vivacité et contraste. La scène dramatique du début, où la veuve jure fidélité éternelle à son défunt mari ("Attends-moi, je te suis") est rapidement suivie par des étapes de son retour à la vie sociale : le passage du deuil profond à une coquetterie calculée est décrit avec un humour subtil, notamment dans le détail des "atours" et des jeux d’amour qui reviennent progressivement. Le rythme narratif, marqué par des ellipses temporelles ("Un mois de la sorte se passe"), renforce l’effet comique tout en soulignant l’inconstance humaine.
La Fontaine, fidèle à son habitude, use des personnages pour critiquer des attitudes sociales. La jeune veuve incarne l’hypocrisie et l’instabilité des sentiments humains. Son comportement met en lumière une société où les conventions et les apparences priment sur les émotions réelles. En pleurant abondamment son mari tout en laissant "le deuil servir de parure", elle révèle une certaine superficialité.
Le père, figure de la sagesse pragmatique, joue le rôle du médiateur. Ses propos, invitant sa fille à "ne plus songer aux morts", relèvent davantage d’un réalisme social que d’un pur cynisme. Il reflète un ordre patriarcal où les intérêts familiaux et la survie matérielle prévalent sur les sentiments.
Enfin, les Amours et leurs "jeux, ris, danse" symbolisent la résilience et l’attraction irrésistible de la vie. La Fontaine critique ici la prétendue constance des humains en la confrontant à la force inéluctable des désirs et des nécessités sociales.
La morale, bien que implicite, se déploie tout au long du texte. La Fontaine invite à une double réflexion : d’une part, il souligne la légèreté des promesses humaines face à la puissance du temps ; d’autre part, il met en garde contre l’excès de sentimentalité, en lui préférant une approche plus réaliste de l’existence.
L’ironie culmine dans la conclusion, où la veuve, qui "pleurait encore un mois auparavant", demande avec empressement où est "le jeune mari promis". Cette chute, à la fois prévisible et hilarante, renforce le message selon lequel les serments éternels sont rarement durables. L’humour de La Fontaine tempère toutefois la gravité de la leçon, rendant la morale à la fois plaisante et universelle.
La Jeune Veuve est un exemple brillant du talent de La Fontaine à mêler critique sociale, humour et réflexion philosophique. À travers une structure narrative enlevée et des personnages finement observés, il démontre l’inconstance des émotions humaines et la résilience des désirs face à l’épreuve du temps. Plus qu’une simple comédie, cette fable reste un miroir fidèle des contradictions humaines, nous rappelant avec légèreté que le temps est le plus puissant des remèdes.