Quand Charles vit les murs jaunâtres et enfumés de la cage où l'escalier à rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dégrisement alla rinforzando. Il se croyait dans un juchoir à poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, étaient si bien façonnées à cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son étonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y répondirent par un sourire agréable qui le désespéra. - Que diable mon père m'envoie-t-il faire ici ? se disait-il. Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes perdues dans la muraille sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies des bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l'était à chaque bout la longue entrée de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l'escalier et qui donnait entrée dans la pièce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n'y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, à qui cette pièce servait de cabinet. L'unique croisée d'où elle tirait son jour était défendue sur la cour par d'énormes barreaux en fer grillagés. Personne, pas même Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhommes voulait y rester seul comme un alchimiste à son fourneau. Là, sans doute, quelque cachette avait été très habilement pratiquée, là s'emmagasinaient les titres de propriété, là pendaient les balances à peser les louis, là se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs ; de manière que les gens d'affaires, voyant toujours Grandet prêt à tout, pouvaient imaginer qu'il avait à ses ordres une fée ou un démon. Là, sans doute, quand Nanon ronflait à ébranler les planchers, quand le chien-loup veillait et baillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver cercler son or. Les murs étaient épais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, où dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres à fruits étaient désignés et où il chiffrait ses produits à un provin, à une bourrée près. L'entrée de la chambre d'Eugénie faisait face à cette porte murée. Puis, au bout du palier, était l'appartement des deux époux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contiguë à celle d'Eugénie, chez qui l'on entrait par une porte vitrée. La chambre du maître était séparée de celle de sa femme par une cloison, et du mystérieux cabinet par un gros mur. Le père Grandet avait logé son neveu au second étage, dans la haute mansarde situé au-dessus de sa chambre, de manière à pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Quand
Eugénie et sa mère arrivèrent au milieu du palier, elles se donnèrent le baiser du soir ; puis,après voir dit à Charles quelques mots d'adieu, froids sur les lèvres mais certes chaleureux au cœur de la fille, elles rentrèrent dans leurs chambres.
Introduction
Dans cet extrait d’Eugénie Grandet d’Honoré de Balzac, la description de la maison familiale devient un portrait indirect des personnages qui y habitent, en particulier du père Grandet, figure avare et calculatrice. Le lieu, sombre et oppressant, reflète non seulement la nature des relations familiales mais aussi l’obsession maladive de Grandet pour ses richesses. À travers ce passage, Balzac peint un univers clos, où la tension entre la lumière et l’ombre traduit des enjeux économiques et émotionnels cruciaux. Ce commentaire analysera la maison comme un espace symbolique révélant l’avarice, l’isolement et les dynamiques de pouvoir propres à cette famille.
I. Une maison austère : le reflet matériel de l’avarice
Balzac décrit la maison comme un lieu dépourvu de toute chaleur et de beauté. Les « murs jaunâtres et enfumés », les « bandes en fer boulonnées » et la rampe vermoulue témoignent d’un univers où domine l’usure et le dénuement. Cette austérité visuelle incarne l’avarice du père Grandet, incapable de consacrer la moindre dépense à l’entretien de son habitat.
L’opposition entre les attentes de Charles et la réalité de ce lieu amplifie l’effet de désillusion. Habitué au luxe parisien, le jeune homme perçoit la maison comme un « juchoir à poules », un espace ridicule et étriqué. Cette image ironique souligne le contraste entre l’univers étriqué de Grandet et les attentes d’un homme de son rang, rendant encore plus palpable la tyrannie économique imposée par le maître des lieux.
II. Le cabinet secret : un sanctuaire de l’obsession et du contrôle
Le cabinet de Grandet, décrit comme un espace clos et inaccessible, joue un rôle central dans cet extrait. Balzac en fait le théâtre des activités nocturnes de l’avare : peser l’or, manipuler les reçus, et consulter des plans. Cette description quasi-mythique confère au personnage une aura mystérieuse, renforcée par des expressions telles que « alchimiste à son fourneau ».
Cependant, ce lieu n’est pas qu’un sanctuaire d’obsession matérielle ; il est aussi une arme de contrôle. Situé près des chambres des membres de la famille, le cabinet devient un symbole de la surveillance permanente exercée par Grandet. Cette proximité souligne son désir d’exercer une domination totale, tant sur ses biens que sur les individus qui l’entourent, notamment son neveu Charles.
III. Une géographie révélatrice des relations familiales
La disposition des chambres illustre les dynamiques familiales complexes. Eugénie et sa mère partagent une proximité physique, traduisant une certaine complicité. En revanche, Grandet, séparé de sa femme par une cloison et isolé dans son univers obsessionnel, incarne la distance émotionnelle qui règne dans ce foyer.
L’attribution de la mansarde à Charles, loin du cœur de la maison, reflète la méfiance de Grandet envers son neveu. Ce choix géographique révèle également l’inégalité des rapports de pouvoir : Charles, pourtant issu d’un milieu aisé, est relégué à une position marginale, sous le joug du patriarche. Ce traitement suggère que, dans l’univers de Grandet, l’affection et l’hospitalité sont subordonnées aux calculs économiques.
Conclusion
Dans cet extrait, Balzac transforme la maison familiale en un véritable personnage, miroir de l’avarice et de l’autorité du père Grandet. L’architecture, la répartition des espaces, et la description minutieuse des lieux traduisent les tensions économiques et affectives qui traversent cette famille. En juxtaposant la désillusion de Charles, l’obsession de Grandet, et la résignation d’Eugénie et de sa mère, l’auteur brosse un tableau sombre d’un univers où l’humanité est écrasée par la tyrannie de l’or. Plus qu’un simple décor, cette maison devient le théâtre d’une tragédie silencieuse, celle d’une famille étouffée par les murs invisibles de la cupidité.