Un Chat, nommé Rodilardus,
Faisait de Rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son soû ;
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or, un jour qu'au haut et au loin
Le Galand alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l'abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis ils s'enfuiraient sous terre ;
Qu'il n'y savait que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen ;
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : Je n'y vas point, je ne suis pas si sot ;
L'autre : Je ne saurais. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus :
Chapitres, non de Rats, mais chapitres de moines,
Voire chapitres de chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La cour en conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter,
L'on ne rencontre plus personne.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Dans sa fable Conseil tenu par les Rats, issue du premier recueil des Fables (1668), Jean de La Fontaine explore la tension entre la réflexion collective et la mise en pratique individuelle. Inspirée des œuvres d’Eustache Deschamps, cette fable présente un apologue à l’allure simple mais porteur d’une critique sociale universelle. Le poète y oppose la vivacité d’une idée ingénieuse à la paralysie de l’action, dans une société rongée par la peur et la lâcheté.
À travers cette réflexion animalière, La Fontaine questionne nos propres comportements et dévoile les travers de la délibération humaine. Nous étudierons cette fable en trois axes : la mise en scène d’un oppresseur omnipotent, l’ironie d’une délibération stérile, et enfin, une critique subtile des faiblesses sociales et politiques.
Le personnage du chat Rodilardus incarne une menace omniprésente et incontestable. La Fontaine commence par établir son règne absolu à travers une accumulation de termes inquiétants : « déconfiture », « sépulture », « misérable ». Ces mots soulignent l’angoisse des rats, réduits à l’état de survivants terrés. Rodilardus n’est pas qu’un prédateur : il est assimilé à un démon (« Non pour un Chat, mais pour un Diable »), ce qui renforce son image d’entité inatteignable et destructrice.
Cette personnification du chat en tyran absolu reflète l’abus de pouvoir et la domination des oppresseurs dans les sociétés humaines. Les rats, accablés par la terreur, deviennent des figures tragiques, dépourvues de tout espoir, ce qui prépare le terrain pour le conseil tenu en leur sein.
Le cœur de la fable repose sur la délibération des rats, qui illustre la fracture entre réflexion et action. À travers le discours du Doyen, La Fontaine met en avant une idée brillante et logique : « Attacher un grelot au cou de Rodilard ». Cette proposition est saluée unanimement, symbole de l’enthousiasme théorique des assemblées. Pourtant, la question pratique (« Qui attachera le grelot ? ») réduit cet élan collectif à néant.
L’ironie de La Fontaine réside dans l’inertie des participants, qui refusent de se sacrifier pour une cause commune. Les rats deviennent ainsi les porte-paroles d’une société où l’égoïsme et la peur paralysent l’action, rendant toute initiative vaine. Ce paradoxe met en lumière l’écart criant entre les mots et les actes, une thématique universelle et intemporelle.
La portée de cette fable dépasse la simple anecdote animale. Les deux derniers quatrains révèlent une critique acerbe de la société de La Fontaine, notamment des institutions politiques et religieuses. La mention des « chapitres de moines » ou des « chanoines » pointe du doigt les réunions stériles de ces communautés, où les débats interminables n’aboutissent jamais à une exécution concrète.
De manière encore plus explicite, La Fontaine cible la Cour : « La cour en conseillers foisonne ; est-il besoin d'exécuter, l'on ne rencontre plus personne. » Cette dénonciation des courtisans, experts en discours mais absents au moment de l’action, constitue une critique à peine voilée des hommes de pouvoir de son époque. Par cet apologue, le fabuliste appelle implicitement à une prise de responsabilité, en dénonçant la lâcheté et l’hypocrisie qui gangrènent les cercles dirigeants.
Avec Conseil tenu par les Rats, La Fontaine transcende le simple récit animalier pour offrir une leçon universelle sur les faiblesses humaines. Par l’opposition entre réflexion et action, il met en lumière l’hypocrisie des assemblées et la peur paralysante des individus. Cette fable, tout en divertissant, reste une réflexion intemporelle sur la nécessité du courage face à l’injustice et sur la vacuité des paroles non suivies d’actes. À travers l’échec des rats, La Fontaine nous invite à réfléchir sur nos propres décisions, en nous rappelant que l’audace et l’engagement sont les clés d’un véritable changement.