8 mai. – Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendue sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.
J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.
À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu’elle s’éveille ou s’assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille.
Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois- mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir.
Explication:
Dans cet extrait du Horla, daté du 8 mai, le narrateur décrit une journée paisible et agréable qu’il passe à l'extérieur de sa maison, allongé sur l'herbe sous un grand platane. Cet arbre, imposant et protecteur, symbolise la stabilité et le confort qu’il trouve dans son environnement quotidien. Il exprime son attachement profond à cette terre où il a grandi, un lien intime qu’il compare à des racines, représentant son enracinement à la fois dans l’espace physique et dans la culture locale. Ce passage met en évidence le lien fort du narrateur avec sa région, ses coutumes, et les sensations qu’il associe à cet endroit.
Le narrateur continue en décrivant sa maison avec tendresse, soulignant qu’il y a passé son enfance. Depuis ses fenêtres, il contemple la Seine qui traverse son jardin et voit défiler des bateaux. Ce paysage, où la nature et la civilisation se rejoignent, offre une scène apaisante, enrichie par la vue lointaine de Rouen et ses nombreux clochers gothiques. Le narrateur évoque les cloches qui résonnent dans l’air du matin, leur son mélodieux porté par la brise, renforçant ainsi l’atmosphère tranquille et harmonieuse de la scène.
Puis, aux alentours de onze heures, un convoi de navires passe devant sa maison, tiré par un remorqueur qui lutte avec difficulté, émettant une épaisse fumée. Parmi les bateaux qui défilent, le narrateur est particulièrement frappé par un trois-mâts brésilien, blanc et resplendissant. Ce bateau suscite en lui une émotion inexplicable, une sorte de fascination, qui le pousse à le saluer. Ce geste spontané montre à quel point il est touché par la beauté simple et la sérénité de cette scène.
Cet extrait reflète un moment de répit et d'harmonie dans la vie du narrateur, avant que l'angoisse liée à la présence du Horla ne prenne le dessus.
Analyse:
Guy de Maupassant est un écrivain majeur du XIXe siècle, connu pour ses récits qui oscillent entre réalisme et fantastique. Dans Le Horla, il explore les thèmes de la folie et de l'invisible. L'extrait du 8 mai exprime l'attachement du narrateur à sa maison et à son environnement familier. Au XIXe siècle, le monde littéraire est marqué par le romantisme, le réalisme et le naturalisme, trois mouvements influencés par les bouleversements politiques. Dans ce commentaire, nous analyserons l’importance des racines et l’observation de la nature dans cet extrait.
Tout d'abord, l'attachement profond du narrateur à sa maison et à son pays d'origine est évident. Il exprime un lien intime avec la terre de ses ancêtres, utilisant des termes comme "racines profondes et délicates" qui soulignent son enracinement émotionnel. Il évoque également les odeurs, les sons et les coutumes locales, renforçant ce sentiment d'appartenance à un lieu particulier. Ce lien est presque sensuel, avec des références aux "odeurs du sol" et aux "intonations des paysans". La métaphore des racines ancre encore plus cette idée. Ensuite, la description détaillée de la nature montre la capacité de Maupassant à rendre vivants les paysages. Le narrateur évoque avec précision la Seine, les clochers de Rouen et les navires passant sur le fleuve. Cette observation minutieuse de la nature rappelle les principes du réalisme, avec des descriptions précises comme "le long convoi de navires" et "la fumée épaisse", qui peignent un tableau fidèle et vivant de la scène.
En conclusion, cet extrait met en avant deux thèmes principaux : l’attachement du narrateur à ses racines et son observation attentive du monde qui l’entoure. Par le biais de descriptions simples et précises, Maupassant crée une atmosphère à la fois familière et empreinte de nostalgie, révélant à quel point le passé et la nature sont essentiels pour son personnage.