[...]
ORESTE. – Pourquoi détestes-tu les femmes à ce point ?
ÉLECTRE. – Ce n’est pas que je déteste les femmes, c’est que je déteste ma mère. Et ce n’est pas que je déteste les hommes, je déteste Égisthe.
ORESTE. – Mais pourquoi les hais-tu ?
ÉLECTRE. – Je ne le sais pas encore. Je sais seulement que c’est la même haine. C’est pour cela qu’elle est si lourde, pour cela que j’étouffe. Que de fois j’ai essayé de découvrir que je haïssais chacun d’une haine spéciale. Deux petites haines, cela peut se porter encore dans la vie. C’est comme les chagrins. L’un équilibre l’autre. J’essayais de croire que je haïssais ma mère parce qu’elle t’avait laissé tomber enfant, Égisthe parce qu’il te dérobait ton trône. C’était faux. En fait j’avais pitié de cette grande reine, qui dominait le monde, et soudain, terrifiée, humble, échappait un enfant comme une aïeule hémiplégique. J’avais pitié de cet Égisthe, cruel, tyran, et dont le destin était de mourir un jour misérablement sous tes coups… Tous les motifs que je trouvais de les haïr me les laissaient au contraire humains, pitoyables, mais dès que les haines de détail avaient bien lavé, paré, rehaussé ces deux êtres, au moment où vis-à-vis d’eux je me retrouvais douce, obéissante, une vague plus lourde et plus chargée de haine commune s’abattait à nouveau sur eux. Je les hais d’une haine qui n’est pas à moi.
ORESTE. – Je suis là. Elle va cesser.
ÉLECTRE. – Crois-tu ? Autrefois je pensais que ton retour me libérerait de cette haine. Je pensais que mon mal venait de ce que tu étais loin. Je me préparais pour ta venue à ne plus être qu’un bloc de tendresse, de tendresse pour tous, de tendresse pour eux. J’avais tort. Mon mal, en cette nuit, vient de ce que tu es près. Et toute cette haine que j’ai en moi, elle te rit, elle t’accueille, elle est mon amour pour toi. Elle te lèche comme le chien la main qui va le découpler. Je sens que tu m’as donné la vue, l’odorat de la haine. La première trace, et maintenant, je prends la piste… Qui est là ? C’est elle ?
LE MENDIANT. – Non. Non ! Vous oubliez l’heure. Elle est remontée. Elle se déshabille.
ÉLECTRE. – Elle se déshabille. Devant son miroir, contemplant longuement Clytemnestre, notre mère se déshabille. Notre mère que j’aime parce qu’elle est si belle, dont j’ai pitié à cause de l’âge qui vient, dont j’admire la voix, le regard… Notre mère que je hais.
ORESTE. – Électre, sœur chérie ! Je t’en supplie, calme-toi.
ÉLECTRE. – Alors, je prends la piste, je pars ?
ORESTE. – Calme-toi.
ÉLECTRE. – Moi ? Je suis toute calme. Moi ? Je suis toute douce. Et douce pour ma mère, si douce… C’est cette haine pour elle qui gonfle, qui me tue.
ORESTE. – À ton tour, ne parle pas. Nous verrons demain pour la haine. Laisse-moi goûter ce soir, ne fût-ce qu’une heure, la douceur de cette vie que je n’ai pas connue et que pourtant je retrouve.
ÉLECTRE. – Une heure. Va pour une heure…
ORESTE. – Le palais est si beau, sous la lune… Mon palais… Toute la puissance de notre famille à cette heure en émane… Ma puissance… Laisse-moi dans tes bras imaginer de quel bonheur ces murs auraient pu être l’écluse, avec des êtres plus censés et plus calmes. Ô Électre, que de noms dans notre famille étaient au départ doux, tendres, et devaient être des noms de bonheur !
ÉLECTRE. – Oui, je sais : Médée, Phèdre…
ORESTE. – Ceux-là même, pourquoi pas ?
ÉLECTRE. – Électre, Oreste…
ORESTE. – Pour ceux-là n’est-il pas temps encore ? Je viens pour les sauver.
ÉLECTRE. – Tais-toi ! La voilà !
ORESTE. – Voilà qui ?
ÉLECTRE. – Celle qui porte ce nom de bonheur : Clytemnestre.
Electre - Jean Giraudoux - ACTE I, Scène 8 (fin de la scène)
Dans la fin de l'Acte I, Scène 8 de Électre de Jean Giraudoux, une scène complexe se joue entre Électre et Oreste, explorant des thèmes de haine, de réconciliation, et de l’impossibilité de tourner la page d’un passé tragique. Électre, bien qu'ayant retrouvé son frère, semble être prise dans un tourbillon émotionnel où l’amour et la haine se mélangent de manière dévastatrice. La scène montre un profond conflit intérieur, notamment la lutte d'Électre entre son amour pour Oreste et sa haine irrationnelle envers sa mère, Clytemnestre, et Égisthe.
La scène s’ouvre sur une confession de la part d’Électre : "Ce n’est pas que je déteste les femmes, c’est que je déteste ma mère. Et ce n’est pas que je déteste les hommes, je déteste Égisthe." Cette déclaration d’Électre révèle la spécificité de sa haine, qui n’est pas une haine généralisée mais une haine ciblée, alimentée par les blessures du passé. Cependant, cette haine semble avoir échappé à son contrôle. Elle tente de rationaliser son animosité, en trouvant des justifications particulières, mais elle se rend vite compte que cette haine n'a pas de fondement clair : "Je ne le sais pas encore." Cette admission suggère que la haine d’Électre n’est pas simplement une réponse à des actes spécifiques, mais plutôt une force irrationnelle qui la submerge, un sentiment qu'elle ne comprend pas mais qui la consume.
Le passage où Électre se rend compte que "c’est la même haine" est particulièrement frappant. Elle réalise que sa haine pour sa mère et pour Égisthe, bien qu’elle ait tenté de la spécifier, est en réalité une haine unique, une "haine commune" qui la dépasse. Cette "haine qui n’est pas à [elle]" illustre le sentiment d’Électre qu’elle est possédée par des forces extérieures, qu’elle ne peut ni comprendre ni maîtriser. Elle semble prise au piège dans un cycle émotionnel qui la lie à ces figures parentales, un cycle dont elle ne peut s'échapper.
Le discours d’Électre prend une tournure paradoxale lorsqu’elle évoque sa relation avec sa mère : "Notre mère que j’aime parce qu’elle est si belle, dont j’ai pitié à cause de l’âge qui vient, dont j’admire la voix, le regard… Notre mère que je hais." Il est intéressant de noter que l’amour et la haine coexistent dans la même phrase. Électre semble incapable de séparer les deux sentiments, et cette dualité reflète la complexité de ses émotions envers sa mère. Elle reconnaît la beauté et la majesté de Clytemnestre, mais cette admiration se mêle à une haine irrationnelle, presque incontrôlable, qui s’abat sur elle de manière écrasante.
La scène où Électre parle de cette "haine pour elle qui gonfle, qui me tue" met en lumière l’intensité de cette émotion. Ce n'est plus simplement un sentiment de colère, mais une force dévorante qui semble la détruire de l'intérieur. Sa haine pour sa mère n'est pas seulement psychologique, elle est physique et presque vitale. Elle est liée à une angoisse existentielle qui l’empêche de trouver la paix, même après le retour de son frère.
Oreste, tout au long de la scène, tente de ramener Électre à une forme de calme et de sérénité. Son discours exprime un désir de paix et de réconciliation, en cherchant à profiter du moment présent et de leur réunion après une longue séparation : "Laisse-moi goûter ce soir, ne fût-ce qu’une heure, la douceur de cette vie que je n’ai pas connue et que pourtant je retrouve." La douceur qu’Oreste cherche à instaurer contraste fortement avec la violence intérieure d’Électre. Elle, elle est dévorée par une haine qui la rend incapable de goûter à ce bonheur qu’Oreste espère partager avec elle.
Le contraste entre les deux personnages est saisissant. Alors qu’Oreste cherche à comprendre et à rétablir une forme de paix, Électre, paralysée par sa haine, ne parvient pas à sortir de son tourbillon émotionnel. Elle se laisse envahir par des sentiments extrêmes, incapable de trouver un équilibre, comme le montre la manière dont elle oscille entre des moments de tendresse et des accès de violence verbale envers son frère et sa mère.
La scène se termine par une note particulièrement dramatique, alors qu’Électre aperçoit Clytemnestre : "La voilà ! Celle qui porte ce nom de bonheur : Clytemnestre." Cette exclamation finale fait écho à la manière dont Électre a idéalisé et maudit sa mère tout au long de la scène. La figure maternelle, à la fois aimée et haïe, devient le centre d’un conflit irrésolu qui hante Électre, une présence indélébile qu’elle ne peut fuir.
À travers cette scène, Giraudoux explore la complexité des émotions humaines, où l’amour et la haine ne sont pas des opposés mais des facettes de la même souffrance. Électre, dans sa quête de vérité et de rédemption, est emportée par des sentiments contradictoires qui l’empêchent d’avancer. Sa relation avec Oreste, bien qu’elle porte en elle une forme de tendresse, est aussi marquée par une intensité destructrice qui souligne l’impossibilité de se détacher du poids du passé. La scène est une illustration de la manière dont les personnages de Giraudoux sont pris dans des tourments émotionnels profonds, pris au piège de leur héritage familial et de leurs propres désirs inavoués.