Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre,
Devant la cheminée. » Il s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
É talé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.
Victor Hugo, Les Contemplations (1856)
Victor Hugo, né en 1802 et mort en 1885, est l'un des écrivains les plus marquants du XIXe siècle. Célébré pour son rôle dans le mouvement romantique, il fut également poète, romancier, homme politique et intellectuel engagé. Son recueil Les Contemplations, publié en 1856, explore des thèmes variés tels que le deuil, l’amour, la mémoire et la spiritualité. Le poème Le Mendiant, extrait du premier livre intitulé "Le livre du souvenir", se distingue par sa simplicité et la finesse de son observation. À travers la rencontre avec un mendiant, Hugo nous invite à réfléchir sur la condition humaine, la misère sociale et la dignité du pauvre, tout en utilisant une langue simple mais d'une grande puissance poétique. Ce poème, sans grande démonstration philosophique, trouve sa force dans sa description réaliste et émotive d’une scène quotidienne, transformée en un moment de contemplation.
Le poème commence par une scène apparemment banale, mais la précision du détail transforme cette rencontre en un acte poétique. Le narrateur décrit le mendiant "passant dans le givre et le vent", une image de pauvreté et de solitude accentuée par la mention des éléments naturels. Ce début simple et direct, sans emphase, prépare le lecteur à une observation sincère et sans fard de la misère humaine. Le mendiant, personnage central du poème, incarne la pauvreté dans toute sa crudité, mais aussi une forme de dignité résignée. La réaction du narrateur, qui frappe à la vitre pour attirer l'attention du mendiant, renforce cette idée de rencontre de deux mondes : celui du confort bourgeois et celui du mendiant, symbole de la souffrance sociale. L’utilisation du pronom "je" dans la phrase "Je cognai sur ma vitre" nous place directement dans la scène, tout en soulignant l’attitude personnelle du narrateur, qui s’engage activement à aider cet homme.
La rencontre entre le narrateur et le mendiant est marquée par la civilité de l’hôte et la modestie du mendiant. La façon dont Hugo décrit le mendiant, "un rayon du ciel triste, un liard de la terre", illustre la vision poétique et spirituelle qu'il accorde à cette figure de l'oubli. L’expression "un rayon du ciel triste" évoque une forme de misère sublime, presque divine, tandis que "un liard de la terre" fait allusion à la pauvreté extrême, à la misère matérielle. Le mendiant semble un être à la fois terrestre et céleste, un homme qui vit dans l’humilité mais porte en lui une forme de sagesse ou de piété qui le place au-delà de sa condition. Le narrateur, en l'invitant à entrer et à se réchauffer, joue un rôle de sauveur, d'hôte bienveillant. L'action de lui offrir une "jatte de lait" n’est pas seulement un acte de charité, mais une invitation à partager une humanité commune, marquée par l’entraide. Pourtant, la description du mendiant est loin d’être idéaliste : son manteau, "tout mangé des vers", devient un symbole poignant de la dégradation sociale, de la pauvreté extrême qui traverse l’être humain de manière presque irréversible.
Ce qui distingue Le Mendiant des autres poèmes de Les Contemplations, c’est sa capacité à élever une scène simple en une réflexion plus profonde sur la condition humaine et la spiritualité. Le poème se termine sur une image puissante : "Et je regardais, sourd à ce que nous disions, / Sa bure où je voyais des constellations." Ce passage est à la fois une observation réaliste et une projection poétique. La bure du mendiant, vêtement usé et sale, devient le support d’une vision mystique, celle des "constellations", métaphore qui relie le mendiant à un ordre cosmique plus vaste. Hugo, en transformant un simple vêtement usé en une "constellation", invite à voir la dignité humaine sous un autre angle, celui de la beauté cachée dans la pauvreté et la souffrance. C’est dans cet instant de contemplation que le poème prend tout son sens : l’image du mendiant n’est pas simplement une image de pauvreté, mais un miroir poétique de la condition humaine, susceptible d’être vu sous un angle spirituel.
À travers cette scène d'humanité partagée, Hugo nous interroge sur la place du pauvre dans la société. La phrase "Je lui criai : 'Venez vous réchauffer un peu'" nous révèle à quel point la générosité du narrateur, bien qu'honnête, reste limitée. Ce n'est qu’un geste d'aide ponctuel, une tentative de soulager la misère, mais il ne résout pas le problème de fond, celui de l’inégalité sociale. Cependant, à travers la transformation du mendiant en une figure presque divine ("des constellations"), Hugo souligne que l’aide apportée ne doit pas être perçue seulement comme un acte de charité, mais comme une manière de reconnaître la dignité de l’autre. Le mendiant n’est pas simplement un objet de pitié, mais un être humain avec une profondeur spirituelle. La "bure" du mendiant, qui semble porter les marques de la souffrance humaine, devient un lieu de rédemption et de beauté. Il semble que la pauvreté, loin d'être une simple misère matérielle, puisse aussi être une porte d'entrée vers une dimension spirituelle, une forme de beauté cachée que seule la poésie peut révéler.
En conclusion, Le Mendiant de Victor Hugo, avec sa simplicité apparente et sa pudeur, propose une réflexion sur la pauvreté, la misère sociale et la dignité humaine. Le poème transforme une scène ordinaire en une méditation poétique, où la souffrance du mendiant prend une dimension spirituelle. Par sa finesse d’observation, Hugo parvient à rendre le quotidien lumineux et à offrir une vision plus profonde de l’humanité. La poésie n’est pas ici un simple ornement, mais un moyen de transcender la réalité, de révéler la beauté cachée dans les aspects les plus sombres de la vie.