11e poème : Jésus est cloué sur la Croix
Voici que Dieu n'est plus avec nous. Il est par terre. La meute en tas l'a pris à la gorge comme un cerf.
Vous êtes donc venu! Vous êtes vraiment avec nous, Seigneur ! On s'est assis sur vous, on vous tient le genou sur le cœur.
Cette main que le bourreau tord, c'est la droite du Tout-Puissant.
On a lié l'agneau par les pieds, on attache l'omniprésent. On marque à la craie sur la croix sa hauteur et son envergure. Et quand il va goûter de nos clous, nous allons voir sa figure.
Fils Éternel, dont la borne est votre seule Infinité,
La voici donc avec nous, cette place étroite que vous avez convoitée !
Voici Elie sur la mort qui se couche de son long, Voici le trône de David et la gloire de Salomon,
Voici le lit de notre amour avec Vous, puissant et dur ! Il est difficile à un Dieu de se faire à notre mesure. On tire et le corps à demi disloqué craque et crie,
Il est bandé comme un pressoir, il est affreusement équarri. Afin que le Prophète soit justifié qui l'a prédit en ces mot:
« Ils ont percé mes mains et mes pieds. Ils ont énuméré tous mes os. » Vous êtes pris, Seigneur, et ne pouvez plus échapper.
Vous êtes cloué sur la croix par les mains et par les pieds.
Je n'ai plus rien à chercher avec l'hérétique et fou. Ce Dieu est assez pour moi qui tient entre quatre clous.
Introduction :
Le onzième poème de Chemin de la Croix de Paul Claudel, intitulé "Jésus est cloué sur la Croix", dépeint un des moments les plus poignants et paradoxaux du sacrifice chrétien : l'instant où Jésus, le Fils de Dieu, est littéralement et symboliquement cloué sur la Croix. Claudel met en scène l'absurdité de la situation, où Dieu, tout-puissant et infini, se trouve réduit à la condition humaine la plus douloureuse et dégradante, cloué sur un instrument de torture. Le poème exprime la contradiction entre la toute-puissance divine et la souffrance extrême que subit le Christ. Il invite également à une réflexion sur le mystère du salut et la manière dont la souffrance devient un lieu d’union entre Dieu et l’humanité. Nous allons analyser ce poème sous trois angles : la douleur et l’humiliation de Jésus, l’incarnation divine à travers la souffrance, et la rédemption par la croix.
1. La douleur et l'humiliation de Jésus : un Dieu livré à la souffrance
Claudel commence par décrire la scène avec une violence et une crudité marquantes : "Voici que Dieu n'est plus avec nous. Il est par terre." Cette image, frappante, fait écho à l'humiliation de Jésus, qui, bien qu’étant Dieu, est désormais comme un animal pris au piège, "la meute en tas l'a pris à la gorge comme un cerf". La figure du cerf, une proie vulnérable, suggère que Jésus, même dans sa divinité, subit la brutalité et la violence du monde. Le poème insiste sur l’absurdité de cette situation : le Fils de Dieu, "la droite du Tout-Puissant", est victime du bourreau, à qui il ne peut échapper. La métaphore du clou, "Nous allons voir sa figure", souligne l'idée de la souffrance qui se cristallise dans l'acte de la crucifixion, un acte de violence extrême mais aussi de métamorphose.
Le fait que "l’on tire et le corps à demi disloqué craque et crie", ajoute une dimension physique à la souffrance du Christ, l'écrasant sous son poids et la violence de la crucifixion. Il est "bandé comme un pressoir", une image de tension et de compression maximale, jusqu’à l’extrême. Claudel ne minimise en rien la douleur physique, et cette souffrance semble symboliser l’absolu de l’humiliation du Christ.
2. L’incarnation divine : un Dieu réduit à l’humain
Au-delà de la souffrance physique, Claudel nous invite à méditer sur le mystère de l’incarnation divine, qui se déploie pleinement à travers la Croix. "Voici Elie sur la mort qui se couche de son long", fait référence à l’accomplissement des prophéties. La Croix devient, dans ce poème, non seulement un instrument de torture, mais aussi un trône royal, celui de "David et la gloire de Salomon", deux figures messianiques qui préfigurent la royauté du Christ. Cependant, la croix est aussi un "lit de notre amour", un lieu où Dieu choisit de se faire l'égal des hommes.
Cette contradiction de l'incarnation divine — un Dieu tout-puissant qui se soumet à la faiblesse humaine — trouve une résonance particulière dans l’image de "la place étroite que vous avez convoitée". Dieu, en prenant chair, accepte de se faire à notre mesure, une mesure qui est celle de la souffrance, de l'humilité et de la mort. La dimension paradoxale du poème réside dans cette idée que Dieu, qui n’a aucune raison d’être limité par la souffrance humaine, choisit de se rendre vulnérable, de souffrir et de mourir pour l’humanité.
Claudel affirme cette soumission en rappelant la prophétie qui est réalisée : "Ils ont percé mes mains et mes pieds. Ils ont énuméré tous mes os." Ce vers célèbre de l'Ancien Testament, repris dans le poème, symbolise l'accomplissement du plan divin. Jésus, cloué, devient la réalisation physique de cette prophétie.
3. La rédemption par la croix : une victoire dans la souffrance
Dans la dernière partie du poème, Claudel inscrit le Christ dans une perspective de rédemption et de salut. La crucifixion, bien que marquée par la souffrance, devient le lieu de l’union entre l’humanité et Dieu. L’image de Jésus "cloué entre quatre clous" suggère une situation tragique, mais paradoxalement, elle devient aussi un lieu de "révélation". Claudel indique, par ces derniers vers, que la croix est une fin en soi, un acte divin qui justifie la foi du croyant. "Ce Dieu est assez pour moi qui tient entre quatre clous", laisse entendre que, même dans la douleur et l’humiliation, la croix porte en elle la réponse ultime à l’aspiration humaine à la rédemption. La souffrance de Jésus ne reste pas une fin, mais devient la condition nécessaire à la victoire sur le péché et la mort.
Le poème finit donc sur une affirmation de foi : malgré la souffrance, Jésus est, dans sa crucifixion, une révélation totale de l’amour divin. Claudel rejette l’hérésie et l’orgueil de l'homme face à ce mystère, affirmant que la vérité de Dieu est là, dans la Croix, et que tout est accompli par ce sacrifice.
Conclusion :
Dans Jésus est cloué sur la Croix, Paul Claudel explore la tension entre la toute-puissance de Dieu et la souffrance extrême que subit le Christ. À travers des métaphores violentes et une iconographie intense, il nous confronte à la réalité de l'incarnation divine et de la rédemption offerte par la Croix. Ce poème ne se contente pas de décrire la douleur physique du Christ, mais nous invite à voir au-delà de la souffrance, à comprendre que cette souffrance est un lieu de salut, d'union entre l’humanité et Dieu. La croix devient ainsi, pour Claudel, le "trône" du Christ, un instrument de gloire et de rédemption, par lequel le Dieu incarné nous sauve, dans sa vulnérabilité et son amour sacrificiel.