Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l'envi1 leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;
Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Charles Baudelaire - Les Fleurs du Mal
1 à l'envi : sans modération
Dans Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire présente deux visages de la mort, opposés mais complémentaires, qui reflètent son rapport ambigu à la vie et à l'amour. D'un côté, dans "Une Charogne", la mort est décrite de manière macabre et dégradante, symbolisant la décomposition et la fuite du temps. De l'autre, dans "La Mort des Amants", Baudelaire imagine une mort idéalisée, où l’amour, la fusion et l’éternité s’entrelacent dans un monde parfait, loin des souffrances et des infidélités. Ce contraste entre un aspect morbide et un aspect serein de la mort permet au poète de naviguer entre des images classiques et modernes, d’un monde antique et idéalisé à une vision plus personnelle et moderne de la passion et de la mort. Le poème nous invite ainsi à réfléchir à l'influence de l'amour sur la mort, tout en présentant une évolution stylistique du poème classique vers une poésie plus moderne.
Le poème La Mort des Amants est écrit en sonnet, une forme poétique traditionnelle qui fait appel à la structure classique des quatrains et des tercets. Ce respect de la forme classique (décasyllabes) témoigne d’un ancrage dans les conventions poétiques héritées de la poésie française du XVIIe siècle. Ce choix de la forme est cependant contrasté par l’usage de métaphores modernes et une vision originale de la mort, ce qui révèle une tension entre antiquité et modernité.
Baudelaire utilise les sonnets pour l’élégance de leur forme tout en introduisant un contenu plus audacieux et symboliste. Le rythme régulier des décasyllabes contraste avec le contenu émotionnel et les images qui subvertissent la tradition littéraire. Le poème s’appuie donc sur une forme poétique d'hier tout en exprimant une vision personnelle et novatrice du sujet de la mort et de l’amour.
Dans La Mort des Amants, Baudelaire crée un monde où la mort devient une transfiguration de l’amour, loin des souffrances et de la dégradation corporelle. Le poème présente une vision de la mort comme un acte purificateur et sublime, non comme une fin violente ou dégradante. Ainsi, il imagine un monde idéal où l’amour se mêle à la mort dans une harmonie spirituelle :
"Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, / Des divans profonds comme des tombeaux,"
Ces premiers vers associent l'intimité du lit à la notion de tombeau, fusionnant l'idée de la vie et de la mort dans une même image. Le « divan » et « tombeau » ne sont pas des symboles de fin, mais plutôt d'une forme d'immortalité romantique et sacrée, un lieu de fusion des corps et des esprits.
"Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, / Qui réfléchiront leurs doubles lumières / Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux."
Les deux cœurs sont comparés à des flambeaux, porteurs de lumière, symbolisant une âme partagée. Cette image renvoie à l'idée d'une mort où l'amour et l'âme du couple sont fusionnés à un niveau spirituel profond, dans une lumière éternelle.
Dans les derniers vers, Baudelaire introduit un élément mystique et presque chrétien : un ange qui "ranime" les flammes mortes, suggérant une résurrection spirituelle après la mort. L'ange, figure messianique, symbolise ici la fidélité et l’espérance, une lueur de lumière après la fin, une perspective de résurrection de l’amour et de l’âme, et de réconciliation avec l’au-delà. Ce dernier acte, plus proche de la spiritualité chrétienne, représente une idée moderne et presque utopique de la mort comme une forme de renaissance et non de séparation définitive.
"Un soir fait de rose et de bleu mystique, / Nous échangerons un éclair unique, / Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;" La fusion des couleurs mystiques et l’éclair unique traduisent une rencontre ultime, sublime, avant la séparation. C’est une vision idéale de l’au-delà, qui efface toute douleur et amène l’amour et la mort dans un même souffle, un dernier acte chargé de beauté et de sérénité.
"Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes, / Viendra ranimer, fidèle et joyeux, / Les miroirs ternis et les flammes mortes."
L’ange, figure presque sainte, annonce une résurrection, une restauration de la beauté et de la lumière. La fin du poème est donc une vision réconfortante où l’amour, même après la mort, ne disparaît jamais définitivement, mais trouve un moyen d’être renouvelé.
Baudelaire se situe entre deux époques : l’Antiquité avec ses visions idéalisées de l’amour et de la mort, et la modernité symboliste, qui interroge la souffrance, l’âme humaine et la transcendance. D’un côté, le poème puise dans les éléments classiques de la poésie, en utilisant la forme du sonnet et la représentation d’un monde idéal ; de l’autre, il propose une vision innovante de la mort, qui transcende l’aspect morbide traditionnel pour envisager l’éternité de l’amour au-delà de la souffrance. Le poème fait ainsi un pont entre ces deux univers, oscillant entre la recherche d’un monde idéal (empruntant à l’Antiquité et à la spiritualité chrétienne) et l’introspection moderne sur l’amour et la mort.
La Mort des Amants de Baudelaire s’impose comme une réflexion sur l’idéalisation de l’amour et de la mort. Tout en utilisant la forme classique du sonnet, Baudelaire parvient à introduire des images modernes et novatrices, fusionnant le thème de la mort avec celui de l’amour éternel. Le poème montre une évolution stylistique où la mort n’est plus vue comme une fin tragique, mais comme une partie d’un cycle spirituel et amoureux, avec l’espoir d’une résurrection mystique. Baudelaire nous invite ainsi à voir la mort non pas comme une séparation définitive, mais comme un passage vers un autre état, où l’amour peut se renouveler et se sublimer.