" Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire :
" Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huîtres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'Ostende à Marchiennes, et j'avais projeté d'envoyer la cuisinière avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... "
Tous l'interrompirent d'un grand éclat de gaieté. On trouvait l'histoire drôle.
" Chut dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les fenêtres, d'où l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin.
- Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas ", déclara M. Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait à l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chêne. Des pièces d'argenterie luisaient derrière les vitraux des crédences ; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique'. Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait là une tiédeur de serre, qui développait l'odeur fine d'un ananas, coupé au fond d'une jatte de cristal.
" Si l'on fermait les rideaux ? " proposa Négrel, que l'idée de terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des plaisanteries interminables on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des précautions ; on salua chaque plat, ainsi qu'une épave échappée à un pillage, dans une ville conquise ; et, derrière cette gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.
Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière.
La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. "
Germinal - Emile Zola - Quatrième partie - chapitre 1
Cet extrait, tiré du début de la quatrième partie de Germinal, met en lumière l’opposition entre la bourgeoisie insouciante et les mineurs affamés. Lors d’un dîner mondain chez M. Hennebeau, directeur de la mine, Zola dévoile, à travers une scène apparemment légère, les inégalités sociales et les peurs latentes des classes dirigeantes face à une révolte ouvrière imminente. Comment cette description mêle-t-elle satire et critique sociale tout en illustrant le naturalisme propre à Zola ?
Zola brosse un tableau minutieux de la salle à manger bourgeoise, symbole d’un confort ostentatoire et coupé de la réalité sociale. Les « tapisseries flamandes », les « bahuts de chêne » et les « pièces d’argenterie » traduisent une richesse non dissimulée. Ce luxe contraste avec l’extérieur glacial et austère où souffle une « aigre bise du nord-est », métaphore des tensions sociales croissantes.
La tiédeur et l’abondance du repas, marqué par des mets raffinés comme les « œufs brouillés aux truffes » et les « truites de rivière », accentuent le décalage avec les conditions de vie des mineurs, qui peinent à se nourrir. Le contraste est d’autant plus frappant que ce festin se déroule à proximité de ceux dont le travail assure cette opulence.
Les convives rient des craintes de la cuisinière, qui a évité d’aller chercher des huîtres par peur des grévistes. Ces rires, pourtant, sonnent faux. Derrière les plaisanteries, une « sourde peur » se manifeste, comme en témoigne l’idée de fermer les rideaux pour cacher le banquet aux regards extérieurs.
Cette peur est double : celle des grévistes qui pourraient troubler leur quiétude et celle d’une éventuelle remise en cause de leur position sociale privilégiée. Chaque geste devient une forme de défense symbolique, où l’on « salue chaque plat » comme un trophée épargné par la colère populaire.
Zola use de l’ironie pour souligner l’égoïsme et l’hypocrisie des bourgeois. Leur discussion sur la « crise industrielle » contraste avec leur insouciance face à la misère qu’ils exploitent. Alors que les mineurs souffrent, les Grégoire et leurs invités se réfugient dans un monde clos, ignorant volontairement les souffrances des travailleurs.
La description du banquet devient ainsi un acte d’accusation contre une classe dirigeante qui, au lieu de chercher des solutions, se complaît dans un luxe déconnecté. Cette indifférence prépare le lecteur à la révolte à venir, annonçant une confrontation inévitable entre ces deux mondes.
À travers ce passage, Zola dépeint un microcosme bourgeois où règnent l’abondance et l’insouciance, en opposition flagrante avec la détresse des mineurs. Derrière les apparences d’un repas paisible se cachent les peurs et l’injustice d’une société inégalitaire. Fidèle à son approche naturaliste, Zola met en lumière les tensions qui précipiteront le conflit, tout en dénonçant les dérives d’un système économique basé sur l’exploitation. Ce banquet, au cœur d’un hiver social, illustre l’aveuglement d’une classe au bord du précipice.