J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m'enveloppaient, quand et comment j'ai fait l'apprentissage de la violence, découvert ma laideur – qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant merveilleux s'est dissous – par quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l'évidence d'une idée au déplaisir qu'elle me causait. L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l'édifice tombe en ruine, j'ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l'avoir menée jusqu'au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près dix ans je suis un homme qui s'éveille, guéri d'une longue, amère et douce folie et qui n'en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. Je suis redevenu le voyageur sans billet que j'étais à sept ans : le contrôleur est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu'autrefois : en fait il ne demande qu'à s'en aller, qu'à me laisser finir le voyage en paix ; que je lui donne une excuse valable, n'importe laquelle, il s'en contentera. Malheureusement je n'en trouve aucune et, d'ailleurs, je n'ai même pas l'envie d'en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu'à Dijon où je sais fort bien que personne ne m'attend.
Extrait de Les mots - Jean-Paul Sartre
Dans Les Mots, Jean-Paul Sartre retrace avec une sincérité désarmante les étapes de sa vie et de son développement intellectuel. Cet ouvrage testamentaire, rédigé en 1964, marque un tournant dans sa réflexion, où il dissèque son rapport à l'écriture, à la foi, et au sens de l'existence. L'extrait proposé illustre ce bilan désenchanté. Sartre, se regardant avec le recul du temps, fait le récit de ses désillusions et des renoncements qui l'ont construit, tout en explorant l'absurdité de sa condition actuelle. Nous analyserons ici comment Sartre exprime le passage de l'illusion à la lucidité, l’athéisme comme une quête laborieuse, et enfin, son constat d’une existence marquée par l’inaboutissement.
Sartre ouvre l’extrait par une description méthodique de ses désillusions successives. Il évoque d’abord la perte des illusions enfantines, symbolisée par la découverte de sa propre « laideur ». Ce trait, qu’il qualifie de « principe négatif », agit comme une chaux vive détruisant l’image idéalisée qu’il avait de lui-même.
L’abandon des croyances religieuses constitue une étape cruciale de ce désenchantement. Sartre décrit son athéisme comme une entreprise « cruelle et de longue haleine », une forme de désillusion qui dépasse la simple perte de foi pour devenir un véritable chantier intérieur. Cette démarche, loin d’être libératrice, le confronte à un vide existentiel. Sartre démontre ici que le chemin vers la lucidité implique une souffrance et une solitude profonde, thème central de sa philosophie existentialiste.
L’évocation de l’expulsion du « Saint-Esprit » traduit l’achèvement d’une rupture totale avec les cadres religieux et métaphysiques. Cette expulsion est décrite avec un langage concret et violent, suggérant que l’athéisme n’est pas une révélation soudaine, mais un effort constant et éprouvant. Sartre met en évidence la nécessité d’un combat intérieur pour déconstruire les illusions héritées.
Cependant, cette reconstruction par l’athéisme ne conduit pas à une apothéose de la liberté : elle le laisse face à une lucidité désespérée. La perte des repères divins ne génère pas un sens nouveau, mais une confrontation à l’absurde, où l’homme doit composer seul avec ses responsabilités et son absence de destinée préécrite.
L’image finale du « voyageur sans billet » incarne parfaitement l’idée de l’inaboutissement de l’existence. Sartre se perçoit comme un passager clandestin dans le monde, incapable de justifier sa présence ou de trouver une raison d’être. Cette métaphore souligne un malaise existentiel : bien qu’il soit éveillé et lucide, il reste prisonnier d’un vide intérieur.
Le contrôleur, figure d’une autorité bienveillante mais inutile, renforce l’idée que Sartre est seul face à sa condition. Il refuse même d’inventer une excuse pour rester à bord, montrant ainsi son rejet des consolations artificielles ou des illusions confortables. L’arrivée à Dijon, « où personne ne l’attend », symbolise une destination sans finalité, un point d’arrivée dénué de sens ou d’accomplissement.
Cet extrait de Les Mots illustre avec force la trajectoire désenchantée de Sartre, entre démystification et confrontation à l’absurde. À travers la destruction des illusions, la dure conquête de l’athéisme, et la métaphore du voyage inachevé, Sartre invite à réfléchir sur le poids de la lucidité et sur la condition humaine, dépouillée de ses artifices. Si l’existentialisme revendique la responsabilité comme moteur de l’existence, cet extrait témoigne de la difficulté de porter ce fardeau dans un monde vide de sens préétabli. Sartre, en se livrant sans complaisance, nous rappelle que la quête de vérité est un chemin exigeant, mais essentiel pour donner un poids réel à notre liberté.