Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
É panouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Jacques Prévert, Paroles
Introduction
Jacques Prévert, figure incontournable de la poésie française du XXe siècle, est un poète dont l’art simple mais profondément humain a su toucher les cœurs de générations entières. Barbara, extrait de son recueil Paroles (1946), est un poème qui allie la simplicité d’une histoire d’amour à l’horreur de la guerre, tout en explorant la mémoire, la perte et la douleur. En choisissant un moment de rencontre banale sous la pluie, Prévert fait de ce souvenir un symbole de la fragilité de l’humanité, de la guerre et de la destruction. Ce poème bouleversant nous invite à réfléchir sur la violence de la guerre et la beauté fragile de la vie, ainsi que sur la manière dont le passé peut hanter le présent.
I. La beauté de l'instant suspendu : entre pluie et sourire
Dès les premiers vers, Barbara nous plonge dans un moment d’une grande simplicité et d’une beauté poignante. Le poème commence par un appel à la mémoire : "Rappelle-toi Barbara". Ce souvenir semble ancré dans un instant précis, celui d’une pluie battante sur Brest, où deux inconnus se croisent. La pluie n’est pas ici un élément morose, mais un acteur de cette rencontre ; elle est à la fois élément naturel et force poétique. L’image de Barbara, "souriante", "épanouie, ravie", nous dévoile une figure féminine pleine de vie, presque irréelle dans son bonheur, ruisselante sous la pluie. La simplicité de l’échange, un sourire échangé dans la rue, devient alors un moment de grâce suspendu dans le temps, un fragment de bonheur pur au milieu du chaos de la guerre.
Ce détail de la rencontre — simple, quotidien, éphémère — acquiert une dimension sacrée sous la plume de Prévert. La pluie qui tombe semble apaiser et magnifier l'instant, comme si le poème voulait capturer ce fragment d’éternité. La nature, avec son rôle de témoin, rappelle la fugacité du bonheur et du temps, un thème cher à Prévert.
II. Le basculement du souvenir : de la joie à la douleur de la guerre
La tonalité du poème change brusquement lorsqu’il évoque la guerre et ses conséquences. Après l’épisode de la rencontre, l’auteur introduit une rupture, un passage abrupt de l’amour à la violence : "Quelle connerie la guerre". Le poème bascule alors dans une réflexion amère sur la guerre, qui détruit non seulement les villes, mais aussi les vies humaines. L’image de la pluie change radicalement : elle n’est plus une pluie joyeuse, mais une "pluie de deuil, terrible et désolée". Ce changement de tonalité montre l’impact tragique de la guerre sur l’individu et sur les relations humaines.
Barbara, cette figure de lumière et de joie, devient ainsi le symbole de tout ce qui est perdu dans la guerre. La guerre efface, défigure, transforme le quotidien en une série de décombres. Le poème interroge le destin de Barbara, de l’homme qui l’a serrée dans ses bras, et de la ville de Brest elle-même, désormais dévastée. L’ambiguïté de cette perte est renforcée par la question poignante : "Qu’es-tu devenue maintenant?" Ce changement de cadre, du sourire à la souffrance, met en lumière l’impasse dans laquelle se trouve l’humanité face à la guerre, une guerre qui semble rendre tout insensé et dévastateur.
III. La mémoire et la disparition : un monde détruit
Le poème de Prévert se clôt sur une réflexion sur la mémoire et la disparition. La ville de Brest, "dont il ne reste rien", devient l’image de la destruction totale, du temps anéanti par le conflit. Les "nuages qui crèvent comme des chiens" rappellent la violence et la dégradation qui ont remplacé la beauté et la joie du début. La guerre transforme tout, même la mémoire de ce moment simple et heureux sous la pluie. La pluie de fer, de feu et de sang a laissé place à des nuages vides, sans espoir.
Le poème se fait alors le témoin d’une perte irréparable. Tout ce qui était beau et lumineux semble avoir disparu dans un chaos incommensurable. Le poème s’achève sur l’image des "chiens qui disparaissent" dans la mer, métaphore des êtres humains que la guerre engloutit dans l’oubli et la mort. La question du devenir de Barbara, de l’homme, et de Brest reste sans réponse, symbolisant l’incertitude qui plane après une catastrophe.
Conclusion
Dans Barbara, Jacques Prévert réussit à condenser l’essence de la guerre et de la perte dans une poésie d’une simplicité déchirante. À travers l’évocation d’un instant fragile de bonheur sous la pluie, le poème nous confronte à la brutalité de la guerre qui efface tout sur son passage, même les plus beaux souvenirs. La transformation de la pluie, de source de joie à symbole de deuil, souligne l’impact de la guerre sur l’individu et sur la mémoire collective. Prévert, par son écriture épurée mais forte, nous invite à ne pas oublier ce qui est perdu et à réfléchir sur l’injustice de la guerre. Barbara n’est pas seulement un poème sur Brest, mais un poème sur le monde, sur ce qu’il peut devenir lorsqu’il est soumis à la violence et à la guerre.