Automne malade et adoré
Tu mourras quand l'ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n'ont jamais aimé
Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé
Et que j'aime ô saison que j'aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu'on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu'on foule
Un train
Qui roule
La vie
S'écoule
Guillaume Apollinaire - Alcools - 1913
Nixes : nymphes des eaux dans les mythologies germanique et nordique
Nicettes : simples d'esprit, naïves
Dans son recueil Alcools (1913), Guillaume Apollinaire explore une grande variété de thèmes, l'un des plus récurrents étant celui de l'automne. Le poème Automne malade se distingue par une atmosphère de fin de cycle, où la nature se meurt, emportée par la force d'un temps qui file, empli de tristesse et de beauté. Apollinaire utilise l’automne pour symboliser la fin de quelque chose de précieux, un temps révolu, tout en nous offrant une vision de la nature à la fois lyrique et tragique. Par le biais d’images riches et puissantes, il parvient à faire de cette saison un témoin, voire un acteur, de la condition humaine.
Le titre du poème, Automne malade, annonce d’emblée une tonalité triste et résignée. L’automne, ici personnifié, est malade et voué à mourir. Le poème débute par cette simple mais poignante affirmation : « Automne malade et adoré ». L’adjectif « malade » introduit une notion de déclin, comme si la saison elle-même, en dépit de sa beauté, était condamnée à s'éteindre. La maladie de l’automne est inévitable, inscrite dans le cycle de la nature, et ce déclin est intimement lié à la puissance destructrice du temps, représentée par l'ouragan et la neige. Ces éléments naturels sont non seulement des métaphores de la fin, mais aussi des puissances extérieures qui viennent rappeler la fragilité de l’existence.
Cette idée de déclin est renforcée par l’utilisation du futur « Tu mourras », un futur qui ne laisse place à aucun espoir. La mort de l'automne est programmée, inévitable, tout comme la fin des choses dans la vie humaine. Le passage des saisons devient ici une allégorie de la vie elle-même, dont l'automne est le dernier acte, avant la fin.
Malgré la certitude de la mort, il y a une certaine douceur, presque une esthétique de la fin. Apollinaire parle de l’automne qui « meurt en blancheur et en richesse », soulignant la beauté paradoxale de cette fin. La neige, symbole de pureté et de tranquillité, et les fruits mûrs, signes de générosité et de plénitude, témoignent d’une mort emportée dans une sorte de splendeur mélancolique. L’automne, à travers ses dernières fleurs, ses fruits tombants et la neige qui recouvre tout, conserve une majesté tragique et apaisante, comme si la fin du cycle était, en elle-même, un acte de beauté ultime.
Ici, la saison malade se meurt dans une « blancheur » qui évoque l’innocence perdue, une blancheur qui, paradoxalement, peut aussi symboliser la paix qui suit la fin de l’effort. Apollinaire nous offre ainsi une vision pleine de tendresse pour la nature qui se retire, en dépit de son inéluctable disparition. La fin n’est pas seulement une ruine, mais un moment d’extase esthétique.
Dans la suite du poème, Apollinaire nous invite à un voyage où l’automne devient plus qu’une simple saison ; il se fait le reflet de la mythologie et de la condition humaine. Les « éperviers » planant dans le ciel et les « nixes nicettes aux cheveux verts » font référence à des êtres surnaturels issus des mythologies germanique et nordique. Ces créatures, à la fois mythologiques et ancrées dans une certaine naïveté (« nicettes »), créent une atmosphère mystique, comme si la nature elle-même était habitée par des forces invisibles et mystérieuses.
Ces images de figures mythologiques, souvent associées à la mort et à la nature sauvage, rappellent que la fin de l’automne n’est pas simplement une disparition naturelle, mais un acte complexe, porté par des forces invisibles, et parfois cruelles. La scène devient ainsi une représentation du monde intérieur du poète, traversé par les images et les fantômes de la mythologie, où la beauté et la souffrance se côtoient.
À la fin du poème, Apollinaire introduit un changement de rythme, une accélération de la temporalité : « Le vent et la forêt qui pleurent / Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille ». Ici, le passage du temps est suggéré par des images très visuelles et musicales : les « feuilles », qui tombent une à une, symbolisent l’irréversibilité du temps qui passe. Ce mouvement est en quelque sorte amplifié par l’image du « train qui roule », un symbole de la vie moderne et de la rapidité avec laquelle les choses s’écoulent, se transforment, disparaissent.
Le dernier vers, « La vie s'écoule », résume parfaitement le thème du poème. Cette phrase, simple et directe, dit tout : la vie, comme l’automne, s’écoule inéluctablement. Tout est en mouvement, tout est en transformation, et la mort, comme l’automne, fait partie de ce processus naturel. Les feuilles, le train, la vie elle-même ne cessent de s'écouler, marquant une fuite inexorable vers l’inconnu.
Automne malade est un poème qui, sous des airs mélancoliques et tristes, nous invite à réfléchir sur la finitude des choses et la beauté paradoxale de la disparition. Apollinaire réussit à allier l’immensité de la nature et la petitesse humaine en un même souffle, révélant ainsi que la fin de chaque cycle, qu’il soit naturel ou humain, peut être marquée par une grande beauté et une profonde poésie. L’automne, tel qu’il est décrit dans ce poème, n’est pas seulement la fin d’une saison, mais aussi le reflet d’une humanité qui, dans sa fragilité, trouve la splendeur de l’existence dans son passage même.