Acte III - Scène XV
[…]
Bartholo, lit.
« Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc… Marceline de Verte-Allure, dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées ; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. » Signé : Figaro, tout court. Mes conclusions sont au payement du billet et à l’exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris…
Le Comte, interrompant.
Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?
Brid’oison, à Figaro.
Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ?
Figaro.
Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce, car il n’est pas dit dans l’écrit : laquelle somme je lui rendrai, ET je l’épouserai, mais : laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai ; ce qui est bien différent.
Le Comte.
Y a-t-il et dans l’acte ; ou bien ou ?
Bartholo.
Il y a et.
Figaro.
Il y a ou.
Brid’oison.
Dou-ouble-Main, lisez vous-même.
Double-Main, prenant le papier.
Et c’est le plus sûr, car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) E. e. e. e. Damoiselle e. e. e. de Verte-Allure e. e. e. Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU… Le mot est si mal écrit… il y a un pâté.
Brid’oison.
Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.
Bartholo, plaidant.
Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase : Je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai.
Figaro, plaidant.
Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres : Je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis Grec ; je l’extermine.
Le Comte.
Comment juger pareille question ?
Bartholo.
Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU.
Figaro.
J’en demande acte.
Bartholo.
Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) Laquelle somme je lui rendrai dans ce château où je l’épouserai. C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : Vous vous ferez saigner dans ce lit où vous resterez chaudement : c’est dans lequel. Il prendra deux gros de rhubarbe où vous mêlerez un peu de tamarin : dans lesquels on mêlera. Ainsi château où je l’épouserai, messieurs, c’est château dans lequel.
Figaro.
Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin : ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront : ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou méchants sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai…
Bartholo, vite.
Sans virgule.
Figaro, vite.
Elle y est. C’est, virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai.
Bartholo, regardant le papier, vite.
Sans virgule, messieurs.
Figaro, vite.
Elle y était, messieurs. D’ailleurs, l’homme qui épouse est-il tenu de rembourser ?
Bartholo, vite.
Oui ; nous nous marions séparés de biens.
Figaro, vite.
Et nous de corps, dès que mariage n’est pas quittance.
(Les juges se lèvent et opinent tout bas.)
Bartholo.
Plaisant acquittement !
Double-Main.
Silence, messieurs !
L’Huissier, glapissant.
Silence !
Bartholo.
Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes.
Figaro.
Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?
Bartholo.
Je défends cette demoiselle.
Figaro.
Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers, ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut.
(Les juges continuent d’opiner bas.)
Antonio, à Marceline, montrant les juges.
Qu’ont-ils tant à balbucifier ?
Marceline.
On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès.
Bartholo, bas, d’un ton sombre.
J’en ai peur.
Figaro, gaiement.
Courage, Marceline !
Double-Main se lève ; à Marceline.
Ah ! c’est trop fort ! je vous dénonce ; et, pour l’honneur du tribunal, je demande qu’avant faire droit sur l’autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.
Le Comte s’assied.
Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse est un grand ennemi des lois. Que peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de payement : les deux ensemble impliqueraient.
Double-Main.
Silence, messieurs !
L’Huissier, glapissant.
Silence.
Le Comte.
Que nous répond le défendeur ? qu’il veut garder sa personne ; à lui permis.
Figaro, avec joie.
J’ai gagné !
Le Comte.
Mais comme le texte dit : laquelle somme je payerai à sa première réquisition, ou bien j’épouserai, etc. ; la cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l’épouser dans le jour.
(Il se lève.)
Figaro, stupéfait.
J’ai perdu.
[…]
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte III, scène 15 (extrait)
Introduction
Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais critique avec finesse et humour les structures sociales et judiciaires de son époque, notamment à travers le personnage de Figaro, un valet habile et rusé qui défie l'aristocratie. La scène 15 de l'Acte III met en lumière une dispute judiciaire entre Bartholo, qui défend Marceline, et Figaro, l'accusé. Ce procès, centré sur un papier signé par Figaro, est à la fois une satire de la justice de l'époque et une occasion pour Beaumarchais de souligner les absurdités des conventions sociales et juridiques. Cette scène illustre parfaitement l'art du comique de situation et du jeu verbal, tout en introduisant des réflexions sur la justice et l'inégalité sociale.
I. La satire de la justice et des procédures judiciaires
L'absurdité des débats juridiques
Dès le début de la scène, l'absurdité des procédures judiciaires est mise en lumière par les différents plaidoyers des avocats. Bartholo, en tant que défenseur de Marceline, soutient que Figaro doit rembourser une somme d'argent ou l'épouser, conformément à un contrat signé. Mais la question centrale porte sur l’interprétation du mot "et" ou "ou" dans le document. Le comique naît de l'attention excessive portée à un détail grammatical, mettant en évidence la futilité de certaines discussions juridiques. Cette dispute sur la syntaxe – "et" ou "ou" – illustre le manque de substance des débats, tout en parodiant la lourdeur des procédures judiciaires qui se focalisent sur des détails techniques au lieu de chercher à rendre une justice équitable.
La manipulation du langage et des mots
Figaro, fidèle à son rôle de valet astucieux, manipule habilement le langage pour faire pencher la balance en sa faveur. En contestation de l’interprétation de Bartholo, il se lance dans une longue argumentation sur la validité de la conjonction "ou", la qualifiant de plus appropriée pour le sens du contrat. Ce passage met en lumière la manière dont les avocats et les juges utilisent le langage pour manipuler la vérité et obtenir des résultats en leur faveur. Figaro, qui maîtrise parfaitement la langue et la syntaxe, se présente comme un homme capable de jouer avec les mots pour arriver à ses fins, ce qui dénonce l’absurdité des jeux de pouvoir au sein de la justice.
Le ridicule des personnages judiciaires
Les personnages de la scène, qu'ils soient avocats, juges ou huissiers, sont présentés sous un jour ridicule. Le jugement est marqué par des tergiversations et des discussions futiles. Le comique de la situation est renforcé par la lenteur et la confusion des juges, qui balbutient et hésitent dans leurs décisions. Ce tableau de la justice est une caricature des procédures judiciaires où l'absurdité des débats finit par rendre la justice incompréhensible. Figaro, par son intervention, fait éclater la fausse noblesse et l’incompétence de ceux qui détiennent le pouvoir.
II. La confrontation entre Figaro et Bartholo : un duel verbal
La supériorité de Figaro
Dans cette scène, Figaro démontre sa supériorité intellectuelle face à Bartholo, l'avocat de Marceline. Son habileté à manipuler le langage et à interpréter le contrat à son avantage le place en position de force. Alors que Bartholo défend un point de vue rigide et littéral, Figaro, plus souple et astucieux, contourne les arguments de son adversaire en jouant sur les nuances de la langue. Son attitude dédaigneuse envers Bartholo, qu'il qualifie de "pédant", reflète son intelligence supérieure et son mépris pour ceux qui utilisent la loi de manière absurde.
Le comique de la joute verbale
La joute verbale entre Figaro et Bartholo est une illustration typique du comique de situation et du comique de caractère. Le conflit repose non seulement sur des enjeux juridiques, mais aussi sur la personnalité des deux personnages. Figaro, avec son esprit acéré et sa vivacité d'esprit, parvient à déstabiliser Bartholo à chaque étape de l'argumentation. Le moment où Figaro interrompt Bartholo pour l'accuser de manquer de syntaxe et de logique est particulièrement comique, car il met en scène un valet qui, par son intelligence et son audace, surpasse l'autorité du "noble" médecin.
Le ridicule du système judiciaire
La manière dont les deux parties se livrent à une bataille juridique sur un simple mot – "et" ou "ou" – expose le ridicule du système judiciaire de l'époque. Beaumarchais se sert de cette scène pour ridiculiser les institutions juridiques et montrer comment les faux débats, les manipulations de la langue et les abus de pouvoir rendent la justice inefficace et absurde. La scène devient un miroir des dysfonctionnements de la société de l'Ancien Régime, où les privilégiés et les puissants pouvaient manipuler les lois à leur avantage.
III. La critique sociale et la subversion des rôles
La critique de l'aristocratie et de la justice inégale
Beaumarchais, à travers le personnage de Figaro, critique non seulement la justice, mais aussi l'aristocratie et la manière dont les institutions sont utilisées pour maintenir les privilèges des puissants. Figaro, en tant que valet, incarne la classe populaire, tout en se moquant de ceux qui se croient supérieurs. Le fait qu’un simple valet puisse défier un médecin et un comte dans un cadre judiciaire souligne la subversion des rôles et l’inégalité inhérente au système social de l’époque. Le jugement final, où le Comte ordonne que Figaro doit soit payer, soit épouser Marceline, révèle aussi l’injustice du système où la noblesse, malgré son pouvoir, est parfois confrontée à l’ingéniosité et à la ruse des personnages populaires.
Le rôle de Figaro comme héros populaire
En dépit de sa condition de valet, Figaro se révèle être un personnage d’une grande intelligence et d’un grand courage. Dans cette scène, il parvient à déjouer les pièges de Bartholo et à faire valoir son point de vue avec brio. Cette victoire intellectuelle sur des personnages représentant l'ordre établi (Bartholo et le Comte) renforce l'image de Figaro comme un héros du peuple, capable de tourner à son avantage les situations les plus défavorables.
Conclusion
La scène 15 de l'Acte III de Le Mariage de Figaro est un exemple éclatant de la manière dont Beaumarchais utilise le comique et la satire pour critiquer la société et ses institutions. À travers la joute verbale entre Figaro et Bartholo, il dénonce les failles du système judiciaire, la corruption du pouvoir et les absurdités des règles sociales. Figaro, par son intelligence et son audace, s’impose comme un héros populaire qui défie l’aristocratie et la justice de son époque. Cette scène, à la fois drôle et critique, montre le génie de Beaumarchais pour mêler le comique de situation à une réflexion profonde sur les inégalités sociales et judiciaires.