Tandis que j'étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n'était pas essentiel disparut.
Cependant je les fouaillais, voulant retenir d'eux quelque chose que même le
Mort ne pût desserrer.
Ils s'amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d'alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l'autre monde, dans n'importe quel monde.
Par là, je me soulageai de la peur qu'on ne m'arrachât tout entier l'univers où j'avais vécu.
Raffermi par cette prise, je le contemplais invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la
vie.
Introduction
Le poème en prose que nous avons ici appartient à Henri Michaux, un écrivain et poète qui a su exprimer avec une profondeur singulière les états de l'âme, souvent en relation avec des expériences extrêmes. Dans ce texte, extrait de son recueil Épreuves, Michaux décrit un instant suspendu entre la vie et la mort, une confrontation avec la fin de l’existence, mais aussi un voyage intérieur où le poète interroge ce qui constitue véritablement l’essence de la vie humaine. À travers cette poésie, l’auteur évoque un passage où la perception du monde se réduit et s’intensifie, un retour à l’essentiel face à la mort. Ce poème en prose invite à une réflexion existentielle sur la confrontation à la fin, mais aussi sur la manière dont l’individu tente de se maintenir face à la disparition.
Le regard de la mort : Une vision glacée de l’existence
Le poème commence par une image saisissante du "regard de glace" qui marque l'approche de la mort. Ce regard, dépouillé et implacable, semble être une arme, mais aussi une porte d’entrée vers une vision plus profonde de l’existence. Michaux se positionne en spectateur de lui-même, dans un moment où la fin de la vie semble inéluctable, et il regarde le monde pour la "dernière fois". Mais ce dernier regard n’est pas un regard ordinaire ; il est d’abord un regard qui arrache, qui foudroie tout ce qui est non-essentiel, et fait disparaître tout ce qui ne touche pas à l’essence même de la vie. L’idée que la mort s’annonce comme un épurateur radical du monde est ici magistralement mise en scène, soulignant la frontière entre la vie et la mort, qui n'est pas simplement une question de biologique, mais une question de perception.
Réduction à l’essentiel : Une confrontation avec l’alphabet de l’univers
À mesure que le regard de l’auteur traverse l’univers, les êtres humains et les objets se transforment, se réduisent à "une sorte d’alphabet", comme s’il s’agissait d’un code essentiel, une écriture primordiale permettant de saisir l’univers de manière pure. L’alphabet, dans sa simplicité, devient alors un symbole de l’essence, un langage de l’au-delà, un moyen de communication avec l’essentiel, dénué de fioritures. Ce moment de réduction permet au poète de se "soulager de la peur", comme s’il avait réussi à se débarrasser de tout ce qui est superflu, et à saisir l’âme du monde. L’alphabet ici est une clé, un signe qui ouvre les portes de l’invisible, un message des sphères supérieures où l’existence perd ses contours et se trouve à l’état pur.
Le retour à la vie : De la mort à la renaissance
Après cette plongée dans le néant, où tout semble se réduire à une essence fondamentale, Michaux fait un retour progressif à la vie. Ce retour n’est pas brusque, mais plutôt une montée douce et lente, comme un "regrimper le versant ouvert de la vie". Le poème décrit un acte de réappropriation de soi, de la vie et du monde, mais cette réappropriation ne se fait pas sans douleur. Le "sang" qui revient "lentement" dans le corps, avec la "satisfaction", évoque la sensation d’un corps vivant qui reprend peu à peu son souffle, mais aussi la reprise de conscience d’une existence après la confrontation avec la mort. Ce passage de la mort à la vie, du néant à la réalité, est marqué par une douceur étrange et une réaffirmation de soi face à l’infini de l’univers. La satisfaction n’est pas un soulagement immédiat, mais un retour à l’existence après une expérience intense de vide et de dissolution.
Conclusion
Ce poème de Michaux nous plonge dans un espace liminal, entre la vie et la mort, où les frontières se brouillent et où la perception se trouve profondément transformée. À travers son "regard de glace", il explore la manière dont la conscience humaine se réorganise face à la fin imminente, se libère du superflu et atteint l’essence même de l’univers. Le retour à la vie, après cette expérience, devient une réaffirmation de l’existence, mais aussi une forme de métamorphose. Ce texte est une réflexion poignante et radicale sur l’essence de la vie, la mort et la manière dont l’être humain réagit face à la dissolution de son propre monde. Michaux, dans sa recherche de l’absolu, nous invite à une profonde méditation sur notre relation avec le monde et avec nous-mêmes.