Chacun a son défaut, où toujours il revient :
Honte ni peur n'y remédie.
Sur ce propos, d'un conte il me souvient :
Je ne dis rien que je n'appuie
De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait sa santé, son esprit et sa bourse.
Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course
Qu'ils sont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,
Avait laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là, les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. A son réveil il treuve
L'attirail de la mort à l'entour de son corps :
Un luminaire, un drap des morts.
Oh ! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus, son épouse, en habit d'Alecton,
Masquée et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L'époux alors ne doute en aucune manière
Qu'il ne soit citoyen d'enfer.
Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
- La cellerière du royaume
De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
A ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le mari repart sans songer :
Tu ne leur portes point à boire ?
Jean de la Fontaine - Les Fables
Jean de La Fontaine (1621-1695), célèbre pour ses fables morales et satiriques, propose dans L'Ivrogne et sa femme une réflexion sur l'ivresse et ses effets délétères sur l'individu et ses relations. Cette fable illustre, par le biais d'un exemple comique et absurde, les dangers de l'alcoolisme et l'influence qu'il exerce sur les comportements humains. L'auteur, fidèle à son style alliant simplicité narrative et satire sociale, dresse un portrait d'un homme dominé par sa dépendance au vin, et critique, par ce biais, l'irresponsabilité qu'une telle addiction engendre.
La fable commence par une observation générale : "Chacun a son défaut, où toujours il revient." Cette ouverture, en forme de maxime, annonce immédiatement que l'ivrognerie, tout comme d'autres vices, est une faiblesse humaine récurrente et souvent irrémédiable. Le personnage de l'ivrogne, qui devient le centre de l'histoire, est dépeint comme un individu dont la vie et l'esprit sont altérés par l'alcool : "Altérait sa santé, son esprit et sa bourse." Ces vers montrent l'impact négatif de l'ivresse, qui détruit non seulement le bien-être physique de l'individu, mais aussi sa stabilité financière.
L'ivrogne représente un type de personnage qui, malgré ses désirs et ses ambitions, est constamment freiné par sa dépendance. La Fontaine, en insistant sur le fait qu'"ils sont au bout de leurs écus" avant même d'avoir accompli la moitié de leur parcours, suggère que l'ivrogne, à force de se laisser dominer par son vice, est condamné à une vie de déclin rapide et inévitable.
Le retournement de situation survient lorsque, après une énième beuverie, l'ivrogne se réveille dans une situation qui semble annoncer sa mort. Sa femme, profitant de son état d'ivresse, lui prépare une mise en scène macabre : elle l'enferme et le place dans un "tombeau", entouré des objets symboliques de la mort (un luminaire, un drap des morts). La Fontaine transforme ici une situation de comédie en une satire de la crédulité et de l'irresponsabilité de l'ivrogne.
La scène est rendue encore plus comique par le contraste entre la gravité de l'illusion de la mort et l'absurdité du personnage. L'ivrogne, lorsqu'il se réveille, prend cette mise en scène au sérieux, et croit véritablement qu'il est "citoyen d'enfer", une croyance qui montre à quel point l'alcool le prive de ses facultés mentales et de discernement.
Le ton léger de la fable se poursuit avec l'apparition de la femme déguisée en "cellerière du royaume de Satan", une figure symbolique de la mort, venue apporter "à manger" aux défunts. Le mari, dans son état d'ivresse, ne doute pas de la véracité de cette apparition et s'inquiète, non pas de son sort, mais du fait qu'elle ne lui apporte pas de boisson.
À travers ce récit burlesque, La Fontaine critique l'irresponsabilité de l'ivrogne et son manque de discernement. L'ivrogne est un homme qui, malgré les conséquences dramatiques de son comportement, ne parvient pas à prendre conscience de ses erreurs. Il est, par son alcoolisme, à la merci de ceux qui l'entourent et ne semble pas apte à assumer ses responsabilités, même face à la mort.
Le fait qu'il soit plus préoccupé par l'absence de boisson que par sa propre mort illustre l'absurdité du personnage et la manière dont l'alcoolisme le prive de tout sens des priorités. La Fontaine, par ce contraste comique, dénonce l'absurdité de ceux qui se laissent dominer par leurs vices, et la fable devient ainsi une réflexion sur la perte de contrôle que peut entraîner l'ivresse.
La morale de L'Ivrogne et sa femme peut être perçue comme un avertissement contre les dangers de l'ivresse, mais aussi une réflexion sur la manière dont un vice peut détruire la vie d'un individu. Le comportement de l'ivrogne, qui finit par être dupé par sa femme et se trouve dans une situation absurde, reflète l'idée que ceux qui se laissent mener par leurs passions et leurs dépendances sont voués à l'auto-destruction.
À travers cette fable humoristique, La Fontaine nous invite à réfléchir sur l'importance de maîtriser nos vices et de ne pas nous laisser dominer par eux. Le ridicule de l'ivrogne, qui ne trouve même pas le moyen de se soucier de sa propre vie, souligne l'ampleur de la perte de contrôle et de dignité qui accompagne l'ivresse.
L'Ivrogne et sa femme est une fable à la fois comique et moralisatrice. La Fontaine y dépeint avec humour et finesse les effets délétères de l'alcoolisme, et à travers l'irresponsabilité de l'ivrogne, il critique les excès et la perte de contrôle qui peuvent découler des passions humaines. La fable offre ainsi une réflexion sur la condition humaine, tout en mettant en lumière les dangers des vices et leur capacité à détruire la vie d'un individu. Par son usage du ridicule, La Fontaine nous incite à la réflexion et à la prudence face aux passions qui nous gouvernent.