Acte II
Œdipe, ô imprudemment engendré ! fils de l’ivresse.
Euripide, Les Phéniciennes.
Œdipe et Créon s’avancent, continuant une conversation commencée.
CRÉON
… Si nous n’étions si différents, nous n’aurions pas si grand plaisir à nous entendre. Si j’aime à causer avec toi, cher beau-frère, c’est que tu m’ouvres des aperçus dont je ne m’aviserais pas tout seul. À toi l’initiative, la nouveauté. Quant à moi, le passé me lie. Je respecte la tradition, les coutumes, les lois établies. Mais ne penses-tu pas qu’il est bon, dans un État, que tout cela soit représenté, et que je fais, en regard de ton esprit novateur, un heureux contrepoids qui te retienne d’aller trop vite, qui mette un frein à tes entreprises trop hardies, lesquelles risqueraient souvent de disloquer le corps social, si l’on ne leur opposait point cette force d’inertie et de cramponnement qui est mienne…
ŒDIPE distraitement.
Il se peut.
CRÉON
L’esprit de famille est en moi particulièrement développé ; tu fais partie de ma famille, après tout, et je m’intéresse à tes enfants autant qu’aux miens propres. Permets-moi de m’inquiéter de l’état de santé d’Ismène ; elle est nerveuse, et cet évanouissement, hier, en entendant le récit de son frère…
ŒDIPE
… n’a pas duré.
CRÉON
N’empêche que tu devrais veiller à lui faire prendre plus d’exercice… Jocaste non plus ne m’a pas l’air d’aller très bien, depuis quelque temps. Elle s’inquiète des maux du peuple. Tu devrais chercher à la distraire.
ŒDIPE
C’est bon, c’est bon.
CRÉON
Et quand nous serons moins occupés, je te parlerai de tes deux garçons. Tirésias est sans doute un bon maître, mais eux ne semblent pas l’écouter beaucoup. Je ne sais quel regimbement, qu’ils tiennent de toi, les insurge. Étéocle t’a-t-il lu ses réflexions sur le mal du siècle ?
ŒDIPE
Sur la peste ?
CRÉON
Mais non… Le Mal du siècle, avec ce sous-titre : Notre Inquiétude. Il s’agit naturellement d’une inquiétude d’ordre tout à fait supérieur. Oh ! c’est un phénomène, ce garçon-là. Polynice, du reste, ne lui céde en rien pour la beauté, la force, ni l’intelligence. Pareils tous deux sans doute à ce que tu devais être à leur âge. Tu dois te reconnaître en eux.
ŒDIPE
Parfois.
CRÉON
Des tourmentés. Mais eux, du moins, ont devant leurs yeux ton exemple. Tandis que toi, te sentant étranger chez Polybe… Est-ce là ce qui te fit quitter sa cour ? Ne te sentais-tu pas bien chez lui ?
ŒDIPE
Moi ? J’étais comme un coq en pâte. Mais d’abord il ne me plaît pas beaucoup d’être choyé. En ce temps je me croyais fils de Polybe. Puis, certain jour, vint à la cour un devin qui disait à chacun la bonne aventure. Chacun voulait l’interroger. Mon tour vint. Le voici qui pâlit, qui refuse de parler devant l’assistance, puis, m’ayant pris à part, me dit qu’il est dans mon destin de tuer mon père. Cette prédiction, je commençai d’abord par en rire ; mais, devant l’assurance du devin, crus bon pourtant de prendre des précautions ; et la première fut de m’en ouvrir à Polybe, lui disant que, pour éviter ce malheur prédit, le plus sage était de m’éloigner de lui pour toujours, encore qu’il m’en coûtât beaucoup, car je l’aimais. C’est alors qu’il m’apprit, pour me rassurer, que je n’étais pas son enfant, qu’il m’avait adopté et que je n’avais donc, pour ce qui était de lui, rien à craindre. Quant à savoir de qui j’étais fils, il ne pouvait me renseigner. Un berger, en faisant paître son troupeau, m’avait trouvé dans la montagne, pendu par un pied, comme un fruit, aux basses branches d’un arbuste (c’est pour ça que je boite un peu), nu, exposé au vent, à la pluie — comme un fruit d’amours clandestines, enfant non souhaité, compromettant…
CRÉON
Bâtard. Oui, je comprends : cela doit être bien pénible.
ŒDIPE
Oh ! parbleu, non ! Même il ne me déplaît pas de me savoir bâtard. Du temps que je me croyais fils de Polybe, je m’appliquais à singer ses vertus. Qu’avais-je en moi qui n’eût d’abord été dans mes pères ? me redisais-je. Écoutant la leçon du passé, j’attendais d’hier seul mon ainsi-soit-il, ma dictée. Puis, soudain, le fil est rompu. Jailli de l’inconnu ; plus de passé, plus de modèle, rien sur quoi m’appuyer ; tout à créer, patrie, ancêtres… à inventer, à découvrir. Personne à qui ressembler que moi-même. Que m’importe, dès lors, si je suis ou Grec ou Lorrain ? Ô Créon ! si soumis, si conforme à tout, comment comprendrais-tu la beauté de cette exigence ? C’est un appel à la vaillance, que de ne connaître point ses parents.
CRÉON
Mais du moins pourquoi quitter Polybe, après qu’il t’avait rassuré ? Adopté par lui sans enfant, tu pouvais espérer de lui succéder sur le trône.
ŒDIPE
J’ai les passe-droits en horreur et ne veux profiter de rien que ma valeur n’ait mérité. En moi sommeillaient des vertus que je ne supportais pas inactives. Je sentais qu’à la cour de Polybe, dans le calme et dans le confort, je manquais à ma destinée.
CRÉON
Il est tout naturel que mon point de vue soit différent. Si j’eusse été bâtard, peut-être me serais-je efforcé comme toi vers des vertus et des biens qui ne me fussent pas revenus de droit, par héritage. Mais, fils de roi, frère de roi, je ne puis pas ne pas être conservateur. Sans être roi moi-même, j’aimais jouir à la cour de Laïus, j’aime jouir à la tienne, de tous les avantages de la couronne, sans en avoir le poids ni les soucis.
ŒDIPE
Jouis en paix. Jouis en paix, Créon. Sans doute est-il bon que les hommes de mon tempérament soient très rares. Mais je vois venir les enfants. Écoutons-les sans nous montrer.
(Œdipe et Créon s’écartent sur l’avant-scène. Entrent Antigone et Polynice.)
POLYNICE
On ne peut penser librement sans d’abord effacer ce pli qu’ont fait prendre à l’esprit les pratiques religieuses.
ANTIGONE
Les passions, dès qu’on s’y abandonne, le plissent plus fâcheusement et l’inclinent. Oui, mon esprit a pris ce pli de ne pouvoir plus penser que droit. Certes, il n’est plus un mouvement de mon être qui ne se dirige vers…
POLYNICE
Achève.
ANTIGONE
… qui ne se dirige vers Dieu.
POLYNICE
Pourquoi n’achevais-tu pas aussitôt ?
ANTIGONE
Parce que, je le sais, tu ne crois pas à Dieu.
POLYNICE
Dieu, c’est tout simplement ce que tu mets au bout de cet élan de ta pensée. Y crois-tu vraiment ?
ANTIGONE
De tout mon cœur et de tout mon esprit. Si ce n’était à toi que je parle, je dirais : de toute mon âme. Mais tu ne crois pas à l’âme non plus.
POLYNICE
Oh ! peut-être finiras-tu par me faire croire à la tienne… Mais, ce Dieu que tu dis, existe-t-il en dehors de toi ?
ANTIGONE
Oui, puisque c’est Lui qui m’attire.
POLYNICE
Simple reflet de tes vertus.
ANTIGONE
C’est au contraire moi qui reflète. Il n’est nulle vertu qui n’émane de Lui.
POLYNICE
Antigone, écoute… Ne rougis pas de ce que je vais te demander.
ANTIGONE
Je rougis donc d’avance. Mais, demande pourtant.
POLYNICE
C’est défendu d’épouser sa sœur ?
ANTIGONE
Oui, certes ; défendu par les hommes et par Dieu. Pourquoi me demander cela ?
POLYNICE
Parce que, si je pouvais t’épouser tout à fait, je crois que je me laisserais guider par toi jusqu’à ton Dieu.
ANTIGONE
Comment, faisant le mal, espérer rejoindre le bien ?
POLYNICE
Le bien, le mal… Tu n’as que ces mots dans la bouche.
ANTIGONE
Pas un mot ne me vient aux lèvres qui n’ait d’abord été dans mon cœur.
(Créon et Œdipe sont restés cachés pendant toute cette scène, et resteront cachés pendant les suivantes.)
CRÉON à Œdipe.
Ah ! non, tu sais, l’inceste, moi je ne peux pas admettre ça.
ŒDIPE
Tais-toi.
(Polynice et Antigone s’écartent. Entrent Étéocle et Ismène.)
ISMÈNE
C’est si rare de te voir seul ! Toujours avec ton frère. Comment fais-tu pour t’entendre si bien avec lui ?
ÉTÉOCLE
N’est-il pas naturel d’être mieux compris par un frère que par un ami étranger ?
ISMÈNE
Antigone et moi, nos goûts différent tellement, que je la querelle sans cesse. Tout ce que j’aime, elle le blâme et me dit que c’est défendu. Je n’ose même plus rire ou jouer devant elle. Je sais bien qu’elle est plus âgée que moi, mais c’est à croire qu’elle n’a jamais été jeune.
ÉTÉOCLE
Polynice et moi, nés à la fois, élevés ensemble, nous avons eu tout en commun. Je ne goûte pas une joie et n’ai pas une pensée, je crois, qui ne soit aussitôt la sienne, et qui, par son reflet en lui, ne se trouve aussitôt renforcée.
ISMÈNE
Je ne suis pas sûre que cela me plairait beaucoup d’avoir un double, ni même que ce double je ne le détesterais pas. Du reste, il est des choses que l’on ne peut partager.
ÉTÉOCLE
Jusqu’à présent nous n’en avons pas rencontré.
ISMÈNE
Suppose que l’un de vous tombe amoureux…
ÉTÉOCLE
Bah ! Peut-être nous éprendrons-nous de deux jumelles.
ISMÈNE
Et quand il s’agira de régner ?
ÉTÉOCLE
Nous nous sommes déjà promis que nous occuperions le trône tour à tour.
ISMÈNE
Et… si vous ne trouvez pas de jumelles ?
(Tous deux rient.)
ÉTÉOCLE
Je te quitte pour le consulter.
(Étéocle sort. Rentre Antigone.)
ANTIGONE
Comment, lorsque le peuple est en deuil, peux-tu rire ?
ISMÈNE
Toi, même quand tout est heureux autour de toi, tu ne ris pas.
ANTIGONE
Il y a sur cette terre, hélas ! partout, plus de tristesse que de joie.
ISMÈNE
C’est en moi-même qu’est la joie, et je l’entends chanter dans mon cœur. En pleurant sur les malheureux, on ne supprime pas leur misère. Mais toi, tu ne sympathises qu’avec ce qui souffre, et même le bonheur d’autrui t’assombrit.
ANTIGONE
Le bonheur de certains m’inquiète, Ismène.
ISMÈNE
De certains ?
ANTIGONE
De mon père ; et plus je l’aime, et plus le bonheur auquel il prétend me fait peur. Il omet Dieu ; et l’on ne peut poser, que sur Dieu seul, rien de solide.
ISMÈNE
Ma joie est une chose ailée.
(Elles sortent.)
CRÉON à Œdipe.
Non ! Mais crois-tu qu’ils s’expriment bien, ces enfants ! « Ma joie est une chose ailée… » c’est à retenir. Quant à Antigone, ça n’avait l’air de rien, mais, tu sais, c’est très profond, ce qu’elle disait. Juste ce que je voulais te faire sentir ; mais je ne savais pas bien m’y prendre.
ŒDIPE
Quoi donc ?
CRÉON
Eh bien ! qu’il ne m’a pas l’air si solide que ça, ton bonheur. Mais écoutons tes fils.
(Entrent Étéocle et Polynice.)
ÉTÉOCLE
Au fond, qu’est-ce que nous cherchons dans les livres ? C’est toujours, plus ou moins, des autorisations. Et même ceux qui se prétendent amoureux de l’ordre, respectueux des choses établies ; ceux que Tirésias appelle « les bien-pensants », ce qu’ils y cherchent, c’est la permission de gêner, d’opprimer, de terroriser leurs voisins. Ce qu’ils y cherchent, c’est des apophtegmes, des théories, qui mettent leur conscience à l’aise, et de leur côté le bon droit.
POLYNICE
Et ce que nous y cherchons, nous, mal-pensants, c’est des autorisations de faire ce que la coutume, la bienséance, ou, par contrainte et par peur, les lois, nous enseignent à ne pas faire.
ÉTÉOCLE
Autrement dit : l’approbation de l’indécence.
POLYNICE
Oui, à peu de chose près… quelque chose comme ça.
ÉTÉOCLE
Ainsi, par exemple, à présent, j’y cherche quelque phrase qui m’autorise à coucher avec Ismène.
CRÉON à demi-voix, vers Œdipe.
Un polisson !
POLYNICE
Avec ta sœur ?
ÉTÉOCLE
Avec notre sœur… Eh bien, quoi ?
POLYNICE
Si tu la trouves… dis, tu me le diras.
CRÉON
Deux polissons !
ŒDIPE à Créon.
Va-t’en.
(Créon sort.)
ÉTÉOCLE
Si je trouve quoi ?
POLYNICE
Cette autorisation. Mais il y en a une, moins particulière, que donc tu pourrais trouver plus facilement. C’est celle de te passer d’autorisation.
ÉTÉOCLE
Oh ! celle-là, je n’ai pas attendu de la trouver dans les livres, pour…
POLYNICE
… pour la prendre ?
ÉTÉOCLE
Parbleu ! Et si maintenant je cherche de bonnes raisons, c’est plutôt pour elle…
POLYNICE
Pour Ismène ?
ÉTÉOCLE
Oui, pour Ismène ; moi, personnellement, je m’en fous.
POLYNICE
Et si je te foutais mon poing sur la gueule, personnellement… tu t’en foutrais peut-être un peu moins ?
ÉTÉOCLE
Essaie voir seulement… Toi, jaloux ! Comme si, jusqu’à présent, nous n’avions pas tout partagé… Alors, j’ai eu tort de te parler… ? Et puis non ! grosse bête ; c’est pas vrai. J’ai dit ça pour te faire grimper.
POLYNICE
Jure-moi qu’entre Ismène et toi, il n’y a rien.
ÉTÉOCLE
Jusqu’à présent, non ; je refoule.
POLYNICE
Pas tant que moi.
ÉTÉOCLE
Si je ne t’en avais pas parlé, tu n’y penserais même pas.
POLYNICE
C’est-à-dire que je n’aurais pas su que j’y pense. Il y a des tas de choses auxquelles nous pensons sans le savoir.
ÉTÉOCLE
C’est de quoi nos rêves sont faits.
POLYNICE
Ne te demandes-tu jamais jusqu’où n’irait point la pensée ? Dans ma dernière Ode, je la compare à un dragon dont nous ne connaîtrions le plus souvent que le corps et la queue, ce qui traîne dans le passé ; un sphinx que je sens promener en moi son mufle invisible, flairant tout, reniflant tout, promener partout une curiosité attentatoire. Et le reste suit comme il peut.
ÉTÉOCLE
C’est ce dragon que j’appelle : le mal du siècle. Je sens en moi son interrogation incessante. Il me dévore à coups de questions.
POLYNICE
Je songe au dragon dont triomphait Cadmus. On raconte que nous sommes nés de ses dents.
ÉTÉOCLE
Tu crois à cela, Polynice ? On raconte aussi que Sémélé, fille de Cadmus et mortelle, porta dans son sein Bacchus dieu. Dans l’état de civilisation avancée où nous sommes, et depuis que le dernier sphinx a été tué par notre père, les monstres ni les dieux ne sont plus parmi les airs ou les campagnes, mais en nous.
POLYNICE
Cadmus, Lycus, Amphion à qui nous devons l’écriture par quoi la pensée fut fixée… Ah ! que l’humanité me paraît vieille, et que tout ceci loin de nous ! Je songe au temps où la parole même n’était pas encore inventée.
ÉTÉOCLE
Tirésias nous enseigne que la parole fut donnée aux hommes par les dieux.
POLYNICE
Je crois moins volontiers aux dieux qu’aux héros.
(Œdipe s’avance vers ses fils.)
ŒDIPE
Bien dit ! Je vous reconnais pour mes fils. À vous entendre (oui, je vous écoutais), je me reproche de ne pas converser davantage avec vous. Mais, je voudrais vous dire d’abord… Mes petits, respectez vos sœurs. Ce qui nous touche de trop près n’est jamais de conquête bien profitable. Pour se grandir, il faut porter loin de soi ses regards. Et puis, ne regardez pas trop en arrière. Persuadez-vous que l’humanité est sans doute beaucoup plus loin de son but que nous ne pouvons encore entrevoir, que de son point de départ que nous ne distinguons déjà plus.
ÉTÉOCLE
Le but… Quel peut être le but ?
ŒDIPE
Il est devant nous, quel qu’il soit. J’imagine, beaucoup plus tard, la terre couverte d’une humanité désasservie, qui considérera notre civilisation d’aujourd’hui du même cil que nous considérons l’état des hommes au début de leur lent progrès. Si j’ai vaincu le sphinx, ce n’est pas pour que vous vous reposiez. Ce dragon dont tu parlais, Étéocle, est pareil à celui qui m’attendait aux portes de Thèbes, où je me devais d’entrer en vainqueur. Tirésias nous embête avec son mysticisme et sa morale. On m’avait appris tout cela chez Polybe… Tirésias n’a jamais rien inventé et ne saurait approuver ceux qui cherchent et qui inventent. Si inspiré par Dieu qu’il se dise, avec ses révélations, ses oiseaux, ce n’est pas lui qui sut répondre à l’énigme. J’ai compris, moi seul ai compris, que le seul mot de passe, pour n’être pas dévoré par le sphinx, c’est : l’Homme. Sans doute fallait-il un peu de courage pour le dire, ce mot. Mais je le tenais prêt dès avant d’avoir entendu l’énigme ; et ma force est que je n’admettais pas d’autre réponse, à quelle que pût être la question.
Car, comprenez bien, mes petits, que chacun de nous, adolescent, rencontre, au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui telle énigme qui nous puisse empêcher d’avancer. Et, bien qu’à chacun de nous, mes enfants, ce sphinx particulier pose une question différente, persuadez-vous qu’à chacune de ses questions la réponse reste pareille ; oui, qu’il n’y a qu’une seule et même réponse à de si diverses questions ; et que cette réponse unique, c’est : l’Homme ; et que cet homme unique, pour un chacun de nous, c’est : Soi.
(Tirésias est entré.)
TIRÉSIAS
Œdipe, est-ce là le dernier mot de ta sagesse ? Est-ce là que ta science aboutit ?
ŒDIPE
C’est de là qu’elle part au contraire. C’en est le premier mot.
TIRÉSIAS
Les mots suivants ?
ŒDIPE
Mes fils auront à les chercher.
TIRÉSIAS
Ils ne les trouveront pas plus que tu ne les as trouvés toi-même.
ŒDIPE (à part.)
Il est plus fatigant encore que le Sphinx. (À ses fils.) Laissez-nous.
(Étéocle et Polynice sortent.)
TIRÉSIAS
Oui, tu demandes que tes fils te laissent, quand tu n’as plus rien à leur dire et que ta science se trouve à court. Tu ne peux leur enseigner que l’orgueil. Toute science qui part de l’homme et non pas de Dieu, ne vaut rien.
ŒDIPE
J’ai longtemps cru que j’étais guidé par un dieu.
TIRÉSIAS
Un dieu qui n’était autre que toi-même ; oui, que toi-même divinisé.
ŒDIPE
Un dieu dont tu m’as fait comprendre que je pouvais aussi me passer.
TIRÉSIAS
De ce faux dieu, oui certes ; mais non pas du Dieu véritable, de ce Dieu que tu refuses de connaître, mais qui, Lui, surveille tes pas, qui scrute tes pensées les plus secrètes, de Dieu qui te connaît comme tu ne te connais pas toi-même.
ŒDIPE
D’où prends-tu que je ne me connais pas ?
TIRÉSIAS
De ceci que tu te crois heureux.
ŒDIPE
Pourquoi ne me croirais-je pas heureux, quand je le suis ?
TIRÉSIAS
Le malade qui se croit sain n’a pas grand appétit de guérir.
ŒDIPE
Prétends-tu me persuader d’être malade ?
TIRÉSIAS
Et d’autant plus malade que tu ne sais pas que tu l’es. Œdipe, qui prétends échapper à Dieu et ignores même qui tu es, je voudrais t’apprendre à te voir.
ŒDIPE
On dirait, à t’entendre, que l’aveugle de nous deux, c’est moi.
TIRÉSIAS
Si mes yeux de chair sont fermés, c’est pour mieux laisser s’ouvrir ceux de l’âme.
ŒDIPE
Avec ces yeux de l’âme, que vois-tu ?
TIRÉSIAS
Ta misère. Mais réponds-moi : Depuis quand as-tu cessé d’adorer Dieu ?
ŒDIPE
Depuis que j’ai cessé de m’approcher de ses autels.
TIRÉSIAS
Certes, sans les pratiques religieuses, notre foi s’éteint. Mais pourquoi, si tu croyais encore, ne t’approchais-tu plus des autels ?
ŒDIPE
Parce que je n’avais plus les mains pures.
TIRÉSIAS
Quelque crime les avait-il souillées ?
ŒDIPE
Sur la route du dieu que j’allais consulter et du sphinx que j’allais combattre, un meurtre que j’avais commis.
TIRÉSIAS
Qui donc as-tu tué ?
ŒDIPE
Un inconnu qui, sur son char, obstruait ma route.
TIRÉSIAS
La route qui te menait à Dieu. Celle où tu rencontras le sphinx n’est pas la même. Mais tu savais que Dieu refuse de répondre à celui dont les mains sont souillées.
ŒDIPE
Il est vrai ; c’est pourquoi, renonçant à l’interroger, j’ai changé de route, et pris celle qui me menait au sphinx.
TIRÉSIAS
Que voulais-tu demander à Dieu ?
ŒDIPE
De m’apprendre de qui j’étais fils. Puis, j’ai soudain pris mon parti de l’ignorer.
TIRÉSIAS
Après ton meurtre.
ŒDIPE
Et j’ai soudain compris l’art de faire, de cette ignorance même, ma force.
TIRÉSIAS
Je te croyais si désireux toujours de tout connaître… Mais, avant ce parti pris d’indifférence, explique-moi donc, Œdipe : ce que tu t’apprêtais à demander à Dieu, pourquoi tu tenais tant à le savoir.
DIPE
Parce qu’un oracle avait prédit que je devrais… Tirésias, tu m’importunes, et je ne te répondrai plus.
TIRÉSIAS
L’oracle avait prédit de même à Laïus qu’il serait tué par son fils. Œdipe, Œdipe, enfant trouvé ! Monarque impie ! C’est l’ignorance de ton passé qui te donne cette assurance. Ton bonheur est aveugle. Ouvre les yeux sur ta détresse. Dieu t’a retiré le droit d’être heureux.
(Tirésias sort.)
ŒDIPE
Va-t’en ! Va-t’en ! Comme si le bonheur était ce que j’avais jamais cherché ! C’est pour m’en évader que je m’élançai de chez Polybe, à vingt ans, les jarrets tendus, les poings clos. Qui dira si l’aurore au-dessus du Parnasse était belle, quand j’avançais dans la rosée, vers le Dieu dont j’attendais l’oracle, ne possédant plus rien que ma force, mais riche de toutes les possibilités de mon être, et ne sachant encore qui j’étais. Oui, de la réponse du Dieu, devait dépendre ma destinée ; et je m’y soumettais avec joie… Mais il y a quelque chose ici, que je ne parviens pas à comprendre. Il est vrai que, jusqu’à présent, je n’ai pas beaucoup réfléchi. Il faut, pour réfléchir, s’arrêter. En ce temps, j’étais pressé d’agir… Quand j’ai quitté la route qui me conduisait vers le Dieu, était-ce vraiment parce que je n’avais plus les mains pures ? Je ne m’en souciais pas, alors. Il me semble même aujourd’hui que c’est mon crime qui m’achemina d’abord vers le sphinx. Que chercher près d’un Dieu ? Des réponses. Je me sentais moi-même une réponse à je ne savais encore quelle question. Ce fut celle du sphinx. Je l’ai vaincu, moi, perspicace. Mais depuis, tout n’a-t-il pas été pour moi s’obscurcissant ? Mais depuis, mais depuis… Qu’as-tu fait, Œdipe ? Engourdi dans la récompense, je dors depuis vingt ans. Mais à présent, enfin, j’écoute en moi le monstre nouveau qui s’étire. Un grand destin m’attend, tapi dans les ombres du soir. Œdipe, le temps de la quiétude est passé. Réveille-toi de ton bonheur.
Introduction
L'adaptation de Œdipe par André Gide, fidèle aux grands thèmes de la tragédie grecque tout en y injectant des réflexions modernes sur le destin, le libre arbitre, et la condition humaine, se présente comme une réécriture contemporaine de l’œuvre classique de Sophocle. Dans l'Acte II, Gide approfondit les personnages et leurs relations, tout en explorant les tensions entre tradition et modernité, entre ce qui est écrit par les dieux et ce que l'homme choisit. Cet acte met en lumière l'introspection d'Œdipe et de ses proches, en particulier à travers les dialogues avec Créon, qui reflètent des idées sur la légitimité du pouvoir, l’individualité et la responsabilité. La problématique qui émerge ici est : Comment la confrontation entre l’individu et les obligations sociales, familiales, ou religieuses façonne-t-elle le destin d’Œdipe ? Nous verrons cette question à travers quatre axes d'analyse : la tension entre liberté individuelle et destin, l’opposition entre les personnages de Créon et Œdipe, la récurrence de la quête de vérité, et la place du divin dans le monde des hommes.
Développement
1. La tension entre liberté individuelle et destin
Dès le début de l'Acte II, Œdipe et Créon semblent incarner deux visions du monde opposées. Créon représente l'homme respectueux de l'ordre établi, de la tradition, de ce qui a été décidé par les générations précédentes. Il voit dans le respect des lois un garant de la stabilité de la société. En revanche, Œdipe, avec son esprit critique et sa volonté d'indépendance, rejette cette vision et cherche à échapper à ce qui lui est imposé. L'idée que son destin lui échappe, qu’il est gouverné par un ordre divin qu’il ne peut comprendre ni contrôler, le pousse à un cheminement solitaire. La révélation qu’il n’est pas le fils biologique de Polybe mais un enfant abandonné symbolise cette rupture avec toute forme de prédestination. Œdipe choisit de s'émanciper de son passé, et de « tout créer », selon ses propres règles, mais ce désir de liberté le mène paradoxalement à sa chute, comme si la fuite du destin ne faisait que le renforcer.
2. L’opposition entre Créon et Œdipe
Les deux personnages se confrontent sur le rôle de la famille et du pouvoir. Tandis que Créon se contente de jouir des avantages de la couronne sans en assumer les lourdes responsabilités, Œdipe, pour sa part, cherche constamment à redéfinir son identité et sa place dans le monde. Le passage où Créon souligne qu’il préfère « jouir sans le poids » montre l'opposition entre le conservateur, qui préfère l’ordre établi, et le novateur, qui veut réécrire les règles. Œdipe, déchiré par sa quête de vérité et sa volonté de se libérer des chaînes du passé, n’accepte pas la position de Créon qui reste fidèle à des traditions sans chercher à les remettre en question. Cela illustre le conflit entre la stabilité du pouvoir et l’instabilité du changement.
3. La quête de la vérité
La vérité, tout au long de l'acte, se présente comme un enjeu majeur pour Œdipe. Son histoire est marquée par des révélations successives qui le poussent à affronter des réalités insupportables. Il cherche à connaître son origine, se libérer des chaînes du destin, mais découvre peu à peu que la vérité n’est pas forcément libératrice. L’acte fait apparaître une contradiction : en voulant tout savoir, en cherchant à dénouer les fils du passé, Œdipe plonge dans un abîme de souffrance. Les propos de Créon, qui mentionne la peste comme un mal inexpliqué, et les inquiétudes de Jocaste sur l'état du peuple, montrent que la vérité, loin d’être une solution, peut aussi être un fardeau, à l’instar du destin d’Œdipe. Gide met ainsi en lumière l’ambiguïté de la quête de vérité : elle est à la fois nécessaire et dangereuse, un chemin vers la connaissance mais aussi vers la souffrance.
4. La place du divin dans le monde des hommes
Le divin occupe une place prépondérante dans cet acte, bien qu’il soit souvent interrogé. La confrontation entre Œdipe et ses enfants, comme Antigone, révèle des tensions entre foi et rationalité. Antigone, très croyante, évoque un Dieu auquel elle se soumet totalement, en dépit de ses doutes. En revanche, Œdipe semble se détourner de ce divin qui semble le condamner, cherchant à se libérer de ses influences. Gide, à travers Œdipe, interroge le rôle de la divinité dans la vie humaine : est-ce la fatalité qui guide l’homme, ou l’homme a-t-il encore une possibilité d’agir par lui-même ? Ce débat entre le destin divin et la volonté humaine renvoie à des questions philosophiques profondes sur la liberté et la responsabilité de l’individu dans un monde régi par des forces extérieures.
Conclusion
En conclusion, cet Acte II d’Œdipe par André Gide explore avec subtilité les conflits intérieurs et extérieurs du personnage principal, tout en illustrant la confrontation entre tradition et modernité, foi et rationalité, libre arbitre et destin. La quête de vérité et d’identité d’Œdipe le mène à une rébellion contre les ordres établis, mais cette rébellion se transforme en une tragédie personnelle, montrant que l’homme, même dans sa plus grande quête de liberté, reste toujours pris dans les fils du destin. À travers ce conflit, Gide nous invite à réfléchir sur notre propre relation avec le passé, le pouvoir, et la vérité, tout en nous interrogeant sur la place du divin dans nos vies.