André GIDE (1869-1951)
Thésée (1946)
Gide, dans ce court récit, raconte l’histoire du héros Thésée. Dans les dernières pages, Œdipe, à la fin de sa vie, arrive à Colone où Thésée l’accueille.
Cette rencontre à Colone de nos destins, cette suprême confrontation au carrefour de nos deux carrières, je m’étonne qu’on en ait si peu parlé. Je la tiens pour le sommet, le couronnement de ma gloire. Jusqu’alors j’avais tout incliné, vu tous s’incliner devant moi (si j’omets Dédale ; mais il était mon aîné de beaucoup. Au surplus, même Dédale me fut soumis). En Œdipe seul, je reconnaissais une noblesse égale à la mienne ; ses malheurs ne pouvaient que grandir encore à mes yeux ce vaincu. Sans doute j’avais triomphé partout et toujours ; mais c’était sur un plan qui, près d’Œdipe, m’apparaissait tout humain et comme inférieur. Il avait tenu tête au Sphinx ; dressé l’Homme en face de l’énigme et osé l’opposer aux dieux. Comment alors, pourquoi, avait-il accepté sa défaite ? En se crevant les yeux, même n’y avait-il pas contribué ? Il y avait, dans cet affreux attentat contre lui-même, quelque chose que je ne parvenais pas à comprendre. Je lui fis part de mon étonnement. Mais son explication, il me faut bien l’avouer, ne me satisfit guère ; ou c’est que je ne la compris pas bien.
« J’ai cédé, me dit-il, à un mouvement de fureur, il est vrai ; laquelle je ne pouvais tourner que contre moi ; à qui d’autre eussé-je pu m’en prendre ? Devant l’immensité de l’horreur accusatrice qui venait de se découvrir à moi, j’éprouvais l’impérieux besoin de protester. Et d’ailleurs, ce que je voulais crever, ce n’était point tant mes yeux que la toile ; que ce décor où je me démenais, ce mensonge à quoi j’avais cessé de croire ; pour atteindre la réalité.
« Mais non ! je ne pensai précisément à rien ; c’est par instinct que j’ai agi. J’ai crevé mes yeux pour les punir de n’avoir pas su voir une évidence qui, comme l’on dit, aurait dû me crever les yeux. Mais, à vrai dire... ah ! je ne sais comment t’expliquer cela... Personne ne comprit le cri que je poussais alors : “Ô obscurité, ma lumière !” et toi, tu ne le comprends, je le sens bien, pas davantage. On y entendit une plainte ; c’était une constatation. Ce cri signifiait que l’obscurité s’éclairait soudainement pour moi d’une lumière surnaturelle, illuminant le monde des âmes. Il voulait dire, ce cri : Obscurité, tu seras dorénavant, pour moi, la lumière. Et tandis que le firmament azuré se couvrait devant moi de ténèbres, mon ciel intérieur au moment même s’étoilait. »
Il se tut et, durant quelques instants, resta plongé dans une méditation profonde ; puis reprit :
« Du temps de ma jeunesse, j’ai pu passer pour clairvoyant. Je l’étais à mes propres yeux. N’avais-je pas su, le premier, le seul, répondre à l’énigme du Sphinx ? Mais c’est depuis que mes yeux charnels, par ma propre main, se sont soustraits aux apparences que j’ai, me semble-t-il, commencé à y voir vraiment. Oui ; tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s’ouvrait en moi sur les perspectives infinies d’un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi jusqu’alors, m’avait fait jusqu’alors mépriser. Et ce monde insensible (je veux dire : impréhensible1 par nos sens) est, je le sais à présent, le seul vrai. Tout le reste n’est qu’une illusion qui nous abuse et offusque notre contemplation du Divin. “Il faut cesser de voir le monde, pour voir Dieu”, me disait un jour le sage aveugle Tirésias ; et je ne le comprenais pas alors ; comme toi-même, ô Thésée, je sens bien que tu ne me comprends pas.
— Je ne chercherai pas à nier, lui dis-je, l’importance de ce monde intemporel que, grâce à ta cécité, tu découvres ; mais ce que je me refuse à comprendre, c’est pourquoi tu l’opposes au monde extérieur dans lequel nous vivons et agissons.
— C’est que, pour la première fois, me répondit-il, cet œil intérieur percevant ce qui jamais encore ne m’était apparu, je pris soudain conscience de ceci : que j’avais assis mon humaine souveraineté sur un crime, de sorte que tout ce qui s’ensuivait en fût conséquemment souillé ; non seulement toutes mes décisions personnelles, mais même celles des deux fils à qui j’abandonnai la couronne ; car je me démis aussitôt de la glissante royauté que m’avait octroyée mon crime. Et déjà tu pus apprendre à quels nouveaux forfaits se sont laissé entraîner mes fils, et quelle fatalité d’ignominie pèse sur tout ce que l’humanité pécheresse peut engendrer, dont ils ne sont, mes tristes enfants, qu’un illustre exemple. Car en tant que fruits d’un inceste, sans doute mes fils sont-ils particulièrement désignés ; mais je pense que quelque tare originelle atteint ensemble toute l’humanité, de sorte que même les meilleurs sont tarés, voués au mal, à la perdition, et que l’homme ne saurait s’en tirer sans je ne sais quel divin secours qui le lave de cette souillure première et l’amnistie. »
Dans cet extrait d’André Gide, les deux héros mythologiques, Œdipe et Thésée, se rencontrent à la fin de leurs vies. Ce dialogue entre les deux personnages soulève des questions sur la souffrance, la rédemption et la nature de la condition humaine, confrontant des visions opposées de la vie et de la quête de sens. À travers cet échange, Gide explore deux axes fondamentaux : la souffrance comme voie vers la connaissance et l’opposition entre le monde intérieur et extérieur.
Œdipe, à travers sa cécité, symbolise la souffrance rédemptrice. Pour lui, l’acte de se crever les yeux est une manière d’accéder à une vérité plus profonde, un regard intérieur qui lui permet de découvrir une réalité spirituelle. Sa souffrance, loin d’être une simple punition, devient un moyen de transcender les apparences et d’atteindre un savoir plus pur. Ce chemin de souffrance est perçu par Œdipe comme une forme de rédemption, un moyen de se libérer de l’illusion du monde extérieur pour se rapprocher du divin. Cette vision tragique mais pleine de sagesse suggère que la souffrance est non seulement une fatalité, mais aussi une voie qui mène à une plus grande compréhension de soi-même et de l’univers.
Thésée, quant à lui, adopte une vision plus pragmatique et humaniste. Tandis qu’Œdipe se retire dans un monde spirituel et intérieur, Thésée reste attaché au monde extérieur, aux actions concrètes et à l’héritage visible qu’il laisse derrière lui. Il valorise l’action humaine et la construction d’un héritage tangible, en opposition à l’introspection d’Œdipe. Pour Thésée, l’homme doit vivre pleinement dans le monde, en agissant et en réalisant son œuvre, sans se retirer dans une quête abstraite de pureté. Cette confrontation met en lumière les deux approches possibles de l’existence : l’une tournée vers la recherche intérieure de la vérité, l’autre vers l’accomplissement extérieur et la création de l’héritage humain.
À travers ce dialogue entre Œdipe et Thésée, André Gide met en lumière deux conceptions opposées de la vie : celle de la souffrance comme chemin de rédemption et celle de l’action dans le monde visible. Ce contraste entre la quête intérieure de vérité et l’accomplissement extérieur de l’humanité soulève des interrogations sur la nature de l'existence et de la rédemption, offrant une réflexion profonde sur le sens de la vie humaine.