Au bois dormant
La princesse, dans un palais de rose pure,
Sous les murmures, sous la mobile ombre dort,
Et de corail ébauche une parole obscure
Quand les oiseaux perdus mordent ses bagues d’or.
Elle n’écoute ni les gouttes, dans leurs chutes,
Tinter d’un siècle vide au lointain le trésor,
Ni, sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes
Déchirer la rumeur d’une phrase de cor.
Laisse, longue, l’écho rendormir la diane,
Ô toujours plus égale à la molle liane
Qui se balance et bat tes yeux ensevelis.
Si proche de ta joue et si lente la rose
Ne va pas dissiper ce délice de plis
Secrètement sensible au rayon qui s’y pose.
Paul Valéry
(1871-1945)
Au bois dormant
Poème
Album de vers anciens
Introduction :
Le poème Au bois dormant de Paul Valéry s'inscrit dans un univers à la fois onirique et symbolique. Inspiré du mythe de La Belle au bois dormant, Valéry nous plonge dans l'âme d'une princesse endormie, dans un espace hors du temps, suspendu entre l'immobilité et l'attente. À travers ce texte, le poète explore les thèmes de la solitude, du sommeil et de la beauté figée, tout en nous offrant une vision mystérieuse et presque métaphysique du monde qui nous entoure. Loin de l'innocente douceur des contes traditionnels, Valéry propose une réflexion sur l'immobilité, le désir et la temporalité, marqués par une sensualité suspendue. Ainsi, ce poème nous invite à une lecture approfondie où se croisent à la fois l’intime, le mythologique et le philosophique.
I. La princesse : une métaphore de l’éternité et de la beauté figée
Dès les premiers vers, Valéry nous présente une princesse, "dans un palais de rose pure", un lieu de beauté idéale, presque irréelle. L'image du palais de "rose pure" évoque une pureté inaccessible, une beauté que le poème semble vouloir conserver dans l'instant même où il la décrit. Cette beauté est comme une "parole obscure", en suspens, non dite, non comprise. Elle est tout à la fois tactile et invisible, tout comme la princesse qui "dort sous les murmures, sous la mobile ombre".
Le sommeil de la princesse devient ainsi une image de la beauté figée, isolée dans un monde clos, hors du temps. Le "palais de rose" fait penser à une sorte de sanctuaire où tout semble suspendu, un espace où la vie et la mort se confondent. Elle est à la fois éloignée du monde réel et, paradoxalement, à son sommet, puisqu’elle incarne la pureté et la perfection. La princesse, donc, devient un symbole de l'ineffable beauté qui ne connaît ni la vieillesse ni l'altération, une figure intemporelle que le poème retient dans l’instant.
II. La nature et la sensualité de l’endormissement : l’art du suspens
Le sommeil de la princesse s’entrelace avec la nature. La forêt qui "vague" et les "oiseaux perdus" qui mordent ses "bagues d’or" illustrent une nature envahissante, mais aussi une nature où le merveilleux se mêle à l’intime. Valéry met en scène une sensualité curieuse, presque inquiétante : la princesse, "longue", semblable à "la molle liane", incarne un désir latent, presque insaisissable. Le rythme langoureux du poème, qui évoque une lenteur infinie, s’accorde parfaitement avec cette sensualité du sommeil.
Le poème semble jouer avec l'idée du désir suspendu, où le corps de la princesse est tout à la fois victime et maîtresse de ce temps arrêté. La lenteur du mouvement (à l’image de la "liane") semble figer la beauté dans une attente qui dure, une attente du désir qui jamais ne se réalise. Le "rayon qui s’y pose" évoque encore la caresse d’un monde extérieur, celui du réveil, mais qui ne vient jamais, ou qui vient trop tard, car la princesse est d'abord trop pure pour être éveillée, trop belle pour que le désir ne la détruise.
III. La structure de l’image poétique : entre le mystère et la lumière
L'usage des images visuelles et sensorielles dans Au bois dormant crée un espace où l'ombre et la lumière, le sommeil et le réveil se confondent. Le "rayon qui s’y pose" sur la rose, par exemple, est une image de lumière éphémère, fragile et presque irréelle. Il est à la fois source de vie et d’éveil, mais aussi de douleur, de réveil brutal d’un monde trop parfait. La rose, symbole de beauté et de désir, est ici une métaphore d’un corps sensible, une âme qui se trouve happée par la lumière mais qui n’arrive pas à en sortir. Elle demeure sensible mais inaccessible, protégée dans son rêve.
La "diane" qui "rendormir" la princesse renvoie à la déesse de la chasse, symbole d’une quête éternelle, d’un but inaccessible. Elle invite à réfléchir sur l’idée de désir éternel et de recherche sans fin, qui échoue pourtant à aboutir. Cette lumière et cette ombre qui la caressent rappellent l’image de l’artiste cherchant à capter une beauté insaisissable mais toujours présente dans le tableau qu’il peint, une beauté que la princesse incarne sans jamais la réaliser.
Conclusion :
Au bois dormant de Paul Valéry est un poème d’une grande richesse, un voyage poétique et philosophique dans l’immobilité et la beauté figée. À travers le mythe de la princesse endormie, Valéry nous propose une réflexion sur la temporalité, la beauté et la sensualité suspendue. Le poème, tout en étant ancré dans l’univers du conte, transcende ce dernier pour nous inviter à une contemplation profonde de l’être, de l’éternité et du désir insatisfait. Valéry nous laisse face à cette image de la princesse, un être à la fois proche et lointain, suspendu dans un rêve de beauté et de silence.
Pour bien comprendre ce poème, il faut aller plus loin...
Résumé de "La Belle au bois dormant"
La Belle au bois dormant est un conte classique qui raconte l’histoire d’une princesse victime d'une malédiction. Lors de son baptême, les parents de la princesse organisent une grande fête et invitent sept fées pour lui accorder des dons merveilleux. Mais une fée malveillante, oubliée de l'invitation, lance une malédiction : à ses 15 ou 16 ans, la princesse se piquera le doigt sur un fuseau et mourra. Heureusement, l'une des fées, qui n’avait pas encore donné son cadeau, atténue cette malédiction : au lieu de mourir, la princesse tombera dans un sommeil profond pendant cent ans, jusqu'à ce qu’un prince vienne la réveiller.
Pour protéger sa fille, le roi interdit de filer le coton. Cependant, lors de son seizième anniversaire, la princesse découvre une vieille fileuse dans une partie isolée du château. Sans savoir qu’elle enfreint l’interdiction, elle se pique le doigt sur le fuseau et s'endort immédiatement, tout comme les habitants du château. Au fil du temps, le château est envahi par les ronces et tombe dans l'oubli.
Cent ans plus tard, un prince découvre le château et, pénétrant dans la chambre de la princesse endormie, la réveille, ce qui brise la malédiction. Contrairement à d'autres versions du conte, comme celle de Basile, il n'y a pas de baiser ou de viol dans celle de Perrault ; le prince réveille simplement la princesse en entrant dans la pièce.
Ce conte met en scène la transition de l'enfance à l’adolescence de la princesse, symbolisée par le long sommeil. Le prince, bien que central dans l’histoire, n’est qu'un acteur secondaire dans un récit qui explore les étapes de la vie féminine, allant de l'enfance à la vieillesse, symbolisée par la fée maléfique.
Dans certaines versions du conte, comme celle des frères Grimm, le prince reçoit l’aide des fées bienveillantes, qui interviennent pour transformer la malédiction en un simple sommeil, et le prince surmonte des obstacles pour sauver la princesse, renforçant ainsi l’idée de la lutte contre le destin et la rédemption.