Don Rodrigue
Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence :
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène.
I. Explication
Dans ce monologue, Don Rodrigue exprime son désespoir face à l’obligation de venger son père, qui a été insulté par le père de Chimène, la femme qu’il aime. Don Rodrigue se trouve pris dans un terrible dilemme entre son amour pour Chimène et son devoir envers son père. Il ressent une profonde souffrance, car il doit choisir entre l’honneur familial et l’amour de sa maîtresse. Le texte reflète sa lutte intérieure : d’un côté, il doit venger l’honneur de son père, et de l’autre, il risque de perdre Chimène pour toujours. Finalement, il décide de se consacrer à la vengeance, même si cela signifie renoncer à son amour.
A) Introduction
Dans Le Cid de Pierre Corneille, Don Rodrigue fait face à un dilemme tragique qui déchire son âme. Obligé de venger son père, il doit choisir entre l’honneur familial et son amour pour Chimène. Ce monologue, tiré de l’Acte I, scène 6, met en lumière les contradictions internes de Rodrigue, déchiré entre des valeurs opposées. Nous nous demanderons comment Corneille montre l’intensité du conflit intérieur de Rodrigue et comment il met en scène la force de ses émotions. Nous analyserons cette scène en trois parties : d’abord, l’expression du déchirement intérieur de Rodrigue ; ensuite, l’utilisation de figures de style pour rendre cette lutte plus poignante ; enfin, la résolution de ce conflit par une décision inévitable.
B) Développement
1) L'expression du déchirement intérieur de Rodrigue
Dès les premiers vers, Rodrigue exprime la douleur de son dilemme. L’utilisation du mot “Percé” dès le premier vers (v.1) et de la métaphore “atteinte imprévue” (v.2) souligne la violence émotionnelle qu’il ressent. Ces images renforcent l’idée que le coup porté à son cœur est à la fois inattendu et fatal. Le vers “Misérable vengeur d’une juste querelle” (v.3) montre que Rodrigue se perçoit comme une victime, contraint de venger une injustice, mais en même temps, il se sent coupable de devoir sacrifier son amour pour l’honneur de son père.
Le dilemme de Rodrigue est également renforcé par l’opposition entre son amour et son devoir. La répétition de “l’un” et “l’autre” (vv. 8-9) fait écho à un choix brutal entre deux impératifs contradictoires. Il doit venger son père, mais au prix de sa relation avec Chimène. Le vers “Il faut venger un père, et perdre une maîtresse” (v.9) met en exergue cette antithèse, où l’amour et l’honneur s’opposent frontalement.
2) L'utilisation de figures de style pour renforcer l’intensité du conflit
Les figures de style dans ce monologue rendent l’intensité du conflit de Rodrigue encore plus frappante. L’oxymore “noble et dure contrainte, aimable tyrannie” (v.13) illustre parfaitement l’idée d’un devoir imposé, à la fois noble mais cruel, qui fait de Rodrigue un esclave de son honneur. Cette image contradictoire est une figure centrale du texte, qui rend l’idée de l’honneur à la fois irrésistible et douloureuse.
De plus, la personnification de la douleur avec l’image du “cher et cruel espoir d’une âme généreuse” (v. 15) permet de donner une dimension presque physique à la souffrance de Rodrigue. Il ne s’agit plus d’un simple sentiment, mais d’une force active qui le dévore de l’intérieur. Le recours à des métaphores, comme “fer qui causes ma peine” (v. 16), compare son dilemme à une blessure, augmentant ainsi l’aspect tragique de la situation.
Le vers “je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père” (v. 19) montre que Rodrigue est déchiré entre deux loyautés qui, bien que valables, sont irréconciliables. La gradation des malheurs dans les vers 19-20, où Rodrigue évoque son choix “entre mourir au combat, ou mourir de tristesse”, montre l’impossibilité de trouver une issue sans souffrance.
3) La résolution du conflit et la prise de décision
Le monologue se termine par une résolution, même si elle est tragique. Rodrigue décide finalement de choisir l’honneur familial, mais ce choix est fait dans la douleur et la perte : “Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse” (v. 29). Il se sent coupable de ne pas avoir agi plus tôt, comme le montre l’expression “je m’accuse déjà de trop de négligence” (v. 30). Cependant, Rodrigue affirme qu’il doit faire son devoir, en honorant l’appel de son père, et non celui de Chimène.
Ce passage montre une décision tragique et inévitable, renforcée par l’utilisation de la forme impérative dans les vers finaux (“Courons à la vengeance”). L'usage de la répétition de “vengeance” et des verbes d’action (“Courons”, “Ne soyons plus en peine”) montre la détermination de Rodrigue, malgré la douleur et l’incertitude qui l’habitent.
C) Conclusion
Ce monologue de Don Rodrigue dans Le Cid de Corneille montre l’intensité du conflit intérieur d’un jeune homme déchiré entre l’amour et l’honneur. L’utilisation de figures de style telles que l’oxymore, la métaphore et la personnification accentue cette lutte intérieure, rendant le dilemme encore plus poignant. Finalement, Rodrigue choisit de se consacrer à la vengeance, non sans avoir souffert et hésité. Ce choix dramatique fait de lui un héros tragique, dont le destin est irrémédiablement marqué par la tension entre des valeurs irréconciliables.
Comment Corneille met-il en scène la souffrance de Don Rodrigue dans ce monologue ?
Corneille met en scène la souffrance de Don Rodrigue en utilisant des métaphores puissantes, telles que l’image du cœur “percé” et de l’“atteinte imprévue” (v.1-2). La répétition des oppositions entre amour et honneur montre que Rodrigue est pris dans une douleur déchirante. L’oxymore “noble et dure contrainte, aimable tyrannie” (v.13) illustre l’idée que l’honneur est à la fois une valeur noble et une douleur insupportable pour Rodrigue.
En quoi le dilemme de Don Rodrigue dans ce monologue illustre-t-il la tragédie classique ?
Le dilemme de Rodrigue reflète le cœur de la tragédie classique : une personne noble se trouve confrontée à un choix impossible, où l'honneur et l’amour se contredisent. Rodrigue est contraint de choisir entre venger son père et perdre Chimène ou sacrifier son honneur pour rester fidèle à son amour. Cette situation tragique est amplifiée par des figures de style comme l’oxymore et la personnification, qui rendent le dilemme encore plus douloureux et inextricable.
Comment la structure du monologue de Rodrigue renforce-t-elle le caractère tragique de la scène ?
La structure du monologue, qui alterne hésitations et résolutions, renforce le caractère tragique de la scène. Rodrigue passe de la douleur à l’action dans une progression marquée par des exclamations et des répétitions (“Vengeance”, “Courons à la vengeance”), montrant l’urgence de sa décision. Cependant, cette résolution est tragique, car elle implique la perte de Chimène et le sacrifice de son propre bonheur. La tension dramatique est accentuée par la lente révélation de la décision et l'utilisation d’une langue riche en figures de style.