Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
" Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "
Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. "
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
" Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
Les Fables, Livre I
Jean de La Fontaine, à travers ses fables, explore avec finesse les travers humains en les incarnant dans des animaux. Dans Le Loup et le Chien, il met en scène un loup misérable et un chien bien nourri, mais liés par une condition de vie bien différente : la liberté du loup face à la sécurité et la soumission du chien. Cette fable reprend une thématique classique de la littérature antique — l’opposition entre l'esclavage et la liberté — mais l’adapte aux enjeux sociaux et politiques du XVIIe siècle. En utilisant des animaux comme métaphores, La Fontaine illustre de manière vivante et morale les conséquences de l’opposition entre les modes de vie opposés : la liberté, même misérable, contre le confort, mais au prix de la servitude.
Le loup, dans cette fable, est présenté comme un personnage libre, mais malheureux. Il n’a que "les os et la peau" (v. 1), ce qui traduit la misère dans laquelle il vit. Son existence dans les bois est rude et précaire, et c’est cette vie de liberté, sans garantie de nourriture, qui marque la première partie de l’opposition avec le chien. La Fontaine décrit avec une certaine dureté la condition du loup : "Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée", ce qui souligne son état de survie permanent. Cependant, cette précarité n’enlève rien à la liberté du loup. Il est libre de courir, de chasser et de vivre selon ses propres règles, même si cela implique des souffrances et des privations. La Fontaine ne présente pas cette liberté comme un idéal ou une vie facile, mais comme un choix d'autonomie qui exclut la dépendance.
Le chien, quant à lui, est l’incarnation du confort et de la sécurité, mais il l'obtient au prix de sa liberté. Bien qu’il vive dans un cadre rassurant — bien nourri, choyé et protégé — il est attaché par un collier, symbole de sa soumission. Le chien vit une existence paisible mais régi par son maître. "Vous aurez un bien meilleur destin" (v. 13), lui dit le chien au loup, l’invitant à quitter sa vie de misère pour rejoindre le confort d’une existence sous la coupe d’un maître. Cette proposition de vie semble d'abord séduisante, mais La Fontaine, à travers le collier "dont je suis attaché", met en évidence la contrainte et la dépendance qui caractérisent la condition du chien. La liberté de mouvement du chien est restreinte, et cette servitude, bien que camouflée par la sécurité et la richesse matérielle, finit par être perçue par le loup comme un prix trop lourd à payer. La Fontaine critique, à travers ce contraste, l’illusion du confort offert par la soumission.
La morale de la fable apparaît clairement dans le dernier acte du loup. En voyant le collier du chien et en prenant conscience qu'il est attaché, le loup prend la décision de s’éloigner, préférant sa misère à la perte de sa liberté. "Il importe si bien, que de tous vos repas / Je ne veux en aucune sorte" (v. 19-20). Cette réflexion marque le triomphe de la liberté sur la sécurité matérielle, car, malgré ses souffrances, le loup préfère une vie de privations à une existence de servitude. La Fontaine semble nous inviter à réfléchir sur la valeur de la liberté, qui peut sembler plus précieuse que la sécurité ou le confort matériel, mais qui implique souvent des sacrifices. La Fontaine ne donne pas de réponse univoque, mais par l’attitude du loup, il souligne que l’indépendance, même rude, reste une forme de dignité et de liberté plus élevée que l'acceptation d'une existence sous contrainte.
À travers Le Loup et le Chien, Jean de La Fontaine nous offre une réflexion profonde sur la liberté et le confort, deux valeurs souvent opposées dans les sociétés humaines. Le loup, par son choix de fuir l’offre du chien, rappelle qu’un être humain ou un animal ne doit pas sacrifier sa liberté pour un confort matériel, surtout si ce confort implique une forme de soumission. La Fontaine, à travers cette fable, dénonce les tentations de la servitude volontaire, qui peuvent séduire mais enferment l’individu dans une condition de dépendance. Ainsi, l’auteur invite son lecteur à choisir la liberté, même imparfaite, plutôt que le confort qui prive de cette précieuse autonomie. La fable, par sa simplicité et son message universel, demeure un appel intemporel à valoriser la liberté personnelle au-dessus des artifices du bien-être matériel.