Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde immense et radieux !
Victor Hugo, Les Feuilles d'Automne
Victor Hugo, écrivain polyvalent et engagé, est aussi un poète profondément marqué par le romantisme, dont il a su exprimer la mélancolie et l’introspection dans des poèmes aux résonances universelles. Dans Soleils Couchants, un poème extrait de Les Feuilles d’Automne (1831), Hugo médite sur le passage inexorable du temps, une thématique centrale du romantisme. Ce poème de quatre quatrains en alexandrins, aux rimes suffisantes et croisées, incarne cette réflexion sur l’éphémérité de la vie humaine et la constance de la nature, cette dernière servant de miroir au destin de l’individu. En suivant le trajet du soleil qui se couche, Hugo développe une métaphore du temps qui fuit, tout en interrogeant la place de l'homme dans le grand cycle cosmique.
Le poème commence par l'évocation d’un coucher de soleil : "Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées". Cette image initiale met en lumière le caractère éphémère de la lumière, une lumière qui s’éteint chaque jour pour laisser place à la nuit. La transition entre le jour et la nuit, aussi naturelle que banale, devient ici une métaphore de l'écoulement du temps : "Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit / Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées."
L’alternance des cycles de la nature - les jours, les nuits, les aurores - contraste avec la fragilité de l'existence humaine, finie et réductible à un instant fugace. Hugo fait appel à des métaphores qui personnifient la nature, lui conférant un aspect éternel et inaltéré : "Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule / Sur la face des mers, sur la face des monts." L’utilisation des termes "foule" et "passeront" souligne la rapidité de cette fuite, dans un mouvement incessant et inéluctable, tandis que la nature, elle, semble rester intacte.
L'image du soleil couchant se répète en raison de son caractère cyclique : chaque jour, le soleil se couche pour revenir à l’aube, comme un rythme qui échappe à l’homme. Cela symbolise la constance du monde naturel face à la finitude de l’existence humaine.
En contraste avec cette nature intemporelle, l’homme apparaît comme un être passager, dont le destin est irrémédiablement lié à l’éphémérité. Hugo exprime cette idée par une réflexion sur l'impermanence de l’existence humaine : "Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête, / Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux."
La posture du poète, "courbant plus bas ma tête", montre l'humilité de l'individu face à l’immensité de l’univers. L’image du "refroidi sous ce soleil joyeux" suggère une souffrance intérieure, une mélancolie liée à la conscience de la finitude de l'homme. Ce contraste entre l'humilité du poète et la grandeur du soleil qui continue de briller, malgré la fin de la journée, met en lumière la fragilité humaine face à l'infini.
Ainsi, tandis que la nature continue de se renouveler, de se régénérer - "les bois toujours verts", "les montagnes ridées et non vieilles" - l'homme se fait de plus en plus insignifiant. La nature rajeunit, tandis que l'homme vieillit, se fanant comme une fleur sous le poids du temps. L'homme est pris dans un flux ininterrompu, mais il semble n’avoir qu’une seule certitude : il "passera", il "ira bientôt", l’image d’un départ imminent souligne cette condition humaine, toujours menacée par la fin.
La dernière strophe du poème accentue l’idée du passage inexorable de l'homme dans un monde qui ne semble jamais se troubler : "Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête, / Sans que rien manque au monde immense et radieux !" Cette phrase laisse transparaître la solitude de l’homme qui, en dépit de sa finitude, doit se rendre à l’évidence qu’il disparaîtra sans perturber l’ordre naturel des choses. Le monde continue de tourner, indifférent à l’individu qui se laisse engloutir par le temps.
L’image du monde "immense et radieux" met en lumière l’échelle de la nature par rapport à l’homme. Ce monde n’est pas affecté par la disparition humaine ; il demeure grand et beau, même si l’homme, tout en étant une partie de ce monde, se voit en retrait de cette majesté infinie. Cette confrontation entre l’humain et l’infini devient un lieu de réflexion sur la place de l’homme dans l’univers, sur sa petitesse face à l’immensité du monde et du cosmos.
Le poème se termine par une sorte de sérénité et d’acceptation de la fuite du temps et de la condition humaine : "Sans que rien manque au monde immense et radieux." L’attitude du poète peut être interprétée comme une forme de résignation face à la mort et à la nature qui se régénère sans fin. Cependant, ce poème ne revêt pas un caractère uniquement négatif : il fait partie de la grande tradition romantique, où la confrontation avec la mort et l’infinité de la nature génère une beauté méditative et une recherche de sens. L’homme, tout en étant éphémère, peut trouver une forme de paix dans la contemplation du monde qui continue, implacable et beau.
Hugo, en utilisant des vers réguliers et un rythme fluide, capte la mélancolie et la réflexion sur la finitude dans un poème qui évoque à la fois la beauté du monde et la fragilité humaine. La musicalité des vers, leur harmonie et leur fluidité imitent le passage du temps et la répétition des cycles naturels. Le poème devient ainsi une sorte de "chanson" du monde qui chante la disparition de l’homme sans tristesse, mais avec une certaine douceur.
Dans Soleils couchants, Victor Hugo présente une méditation profonde sur la condition humaine face à la nature et au temps. Le poème est un parfait exemple de la réflexion romantique sur la fugacité de la vie et la pérennité de la nature. Hugo nous rappelle que, bien que l’homme soit une créature éphémère, il fait partie d’un tout beaucoup plus vaste, d’un cycle cosmique qui continue, avec ou sans lui. La beauté du poème réside dans cette capacité à célébrer la nature et à accepter la condition humaine, à la fois fragile et pourtant sublime, dans son passage à travers le temps.