7e poème :Jésus tombe une deuxième fois
Ce n'est pas la pierre sous le pied, ni le licou Tiré trop fort, c'est l'âme qui fait défaut tout à coup.
O milieu de notre vie! ô chute que l'on fait spontanément !
Quand l'aimant n’a plus de pôle et la foi plus de firmament,
Parce que la route est longue et parce que le terme est loin,
Parce que l'on est tout seul et que la consolation n'est point !
Longueur du temps ! dégoût en secret qui s'accroît
De l'injonction inflexible et de ce compagnon de bois !
C'est pourquoi on étend les deux bras à la fois comme quelqu'un qui nage !
Ce n'est plus sur les genoux qu'on tombe, c'est sur le visage.
Le corps tombe, il est vrai, et l'âme en même temps a consenti.
Sauvez-nous de la Seconde chute que l'on fait volontairement par ennui.
Introduction :
Le septième poème de Chemin de la Croix de Paul Claudel, intitulé "Jésus tombe une deuxième fois", explore une nouvelle dimension de la souffrance du Christ. Cette fois, ce n'est pas simplement un épuisement physique qui cause la chute, mais une perte intérieure, un manque d'espoir et de foi. Claudel nous invite à réfléchir sur la nature de la souffrance spirituelle, qui est souvent plus lourde à porter que la douleur physique. À travers cette deuxième chute, l’auteur s’interroge sur la difficulté de maintenir la foi dans un monde hostile et sur la tentation de l’abandon. Nous analyserons ce poème à travers trois axes : l’épuisement spirituel et la perte de foi, la dimension volontaire de la chute et le rapport entre le corps et l’âme dans la souffrance.
1. L’épuisement spirituel : la perte du sens et de la foi
La chute de Jésus dans ce poème n’est pas simplement le résultat d’une fatigue physique, mais d’une rupture intérieure. "Ce n'est pas la pierre sous le pied, ni le licou / Tiré trop fort, c'est l'âme qui fait défaut tout à coup." Claudel met en évidence une souffrance qui dépasse la douleur corporelle. Jésus, dans cet instant de chute, ne tombe pas seulement physiquement, mais spirituellement, éprouvant un vide, une absence de direction. La foi, ce "pôle magnétique" qui guidait jusque-là son chemin, s’éteint momentanément. L’épreuve devient plus lourde lorsque la route semble sans fin et l’horizon obscurci. La perte de foi, symbolisée ici par l’absence de "firmament", fait écho à des moments où l’homme, même dans sa foi, peut ressentir une solitude insondable, un dégoût secret qui s’installe progressivement.
2. La chute volontaire : l'abandon face à la souffrance
La deuxième chute, contrairement à la première, semble être vécue de manière plus volontaire, comme un acte de consentement au malheur. Claudel écrit : "Parce que l'on est tout seul et que la consolation n'est point !" Cette phrase suggère que la souffrance est amplifiée par la solitude et le manque de réconfort. Jésus, ici, n’est pas seulement un être passif sous le poids de la croix ; il choisit de tomber, non par faiblesse physique, mais par lassitude spirituelle. "C'est pourquoi on étend les deux bras à la fois comme quelqu'un qui nage !" Cette image forte de la nage dans l’eau, comme une tentative désespérée d’atteindre un salut qui semble hors de portée, exprime cette sorte de retrait de l’action, où la chute devient presque un acte de défaitisme. L’âme, fatiguée, laisse tomber ses bras et accepte la chute comme une forme d’abandon. La chute volontaire par "ennui" témoigne d’une épreuve morale et spirituelle, où l’on se sent vidé de toute énergie vitale.
3. Le rapport entre le corps et l’âme : la chute totale
La relation entre le corps et l’âme est au cœur de ce poème. Claudel souligne que la chute n’est pas seulement physique mais qu’elle entraîne également l’âme dans sa descente. "Ce n'est plus sur les genoux qu'on tombe, c'est sur le visage." La chute se fait maintenant plus profonde, non seulement du corps, mais de l’âme, qui touche le sol. L’image du visage, ce centre de l’expression et de la perception, indique une forme d’humilité profonde, un retournement total de soi. C’est une chute qui renverse l’être tout entier, corps et âme. Le Christ, ici, tombe non seulement sous le poids de la croix mais aussi sous le poids de son destin et de l’âme humaine qu’il porte. L’âme consente à la souffrance, et même si le corps tombe, la volonté divine persiste malgré tout. Cela montre que la souffrance de Jésus n'est pas simplement un phénomène extérieur, mais une acceptation intime de la douleur humaine et divine, une plongée dans la souffrance de l'humanité tout entière.
Conclusion :
Dans "Jésus tombe une deuxième fois", Claudel dépeint la souffrance de Jésus sous une forme plus complexe que la simple douleur physique. Cette chute ne résulte pas uniquement de l’épuisement corporel, mais d’un épuisement spirituel, où la foi et l’espérance vacillent. Jésus, dans cet acte de chute, semble choisir l’abandon face à une souffrance qu’il ne peut plus supporter. Mais cette chute devient aussi un acte de foi, car même dans la douleur la plus extrême, l’âme reste en contact avec la volonté divine. Le poème nous invite à réfléchir sur les moments de crise spirituelle où la foi est mise à l’épreuve et sur la manière dont la souffrance, physique et morale, peut parfois être vécue comme une forme d’abandon consentie. Claudel, à travers cette chute, nous rappelle que la souffrance humaine est inévitable, mais que, comme Jésus, nous pouvons choisir d’accepter la douleur comme un chemin de rédemption.