COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS LA TUTELLE D’AUTRES PEDAGOGUES
François Rabelais | Gargantua | Chapitre XV
Alors, son père put voir que, sans aucun doute, il étudiait très bien et y consacrait tout son temps ; malgré tout, il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur.
Comme il s'en plaignait à Dom Philippe des Marais, vice-roi de Papeligosse, il comprit qu'il vaudrait mieux qu'il n'apprît rien que d'apprendre de tels livres avec de tels précepteurs, car leur savoir n'était que bêtise et leur sagesse billevesées, abâtardissant les nobles et bons esprits et flétrissant toute fleur de jeunesse.
« Faites plutôt comme ceci, dit le vice-roi ; prenez un de ces jeunes gens d'aujourd'hui, n'eût- il étudié que pendant deux ans. Si par hasard il n'avait pas un meilleur jugement, un meilleur vocabulaire, un meilleur style que votre fils, s'il n'avait pas une façon de se présenter meilleure et plus de tenue, je veux bien que vous me considériez comme un trancheur de lard de la Brenne. » L'expérience agréa fort à Grandgousier, qui commanda qu'ainsi fût fait.
Le soir, au souper, ledit Des Marais fit venir un de ses jeunes pages, originaire de Villegongis, nommé Eudémon, si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné, si digne en son attitude, qu'il ressemblait bien plus à un petit angelot qu'à un homme. Puis il dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? Il n'a pas encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, la différence qu'il y a entre la science de vos ahuris de néantologues du temps jadis et celle des jeunes gens d'aujourd'hui. »
La proposition agréa à Grandgousier, qui demanda que le page fît son exposé. Alors, Eudémon, demandant la permission du vice-roi son maître, se leva, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur Gargantua avec une modestie juvénile. Il commença à le louer et à exalter en premier lieu sa vertu et ses bonnes mœurs, en second lieu son savoir, en troisième lieu sa noblesse, en quatrième lieu sa beauté physique et en cinquième lieu il l'exhortait avec douceur à vénérer, en lui obéissant en tout, son père, qui prenait un tel soin de lui faire donner une bonne instruction. […] Toute cette déclaration fut prononcée par lui avec des gestes si appropriés, une élocution si distincte, une voix si pleine d'éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin qu'il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Émile du temps passé qu'à un jeune homme de ce siècle.
Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui se mit à pleurer comme une vache et se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole […]
Son père en fut si irrité qu'il voulut occire Maître Jobelin. Mais ledit Des Marais l'en empêcha, en lui faisant une belle exhortation, de telle sorte que sa colère en fut atténuée. Il commanda qu'on lui payât ses gages, qu'on le fit chopiner très sophistiquement et que, cela fait, il allât à tous les diables. […]
Maître Jobelin parti de la maison, Grandgousier prit conseil du vice-roi sur le choix du précepteur qu'on pourrait donner à Gargantua, et ils décidèrent tous deux qu'on chargerait de cet office Ponocrates, pédagogue d'Eudémon, et qu'ils iraient tous ensemble à Paris, pour savoir quelle éducation recevaient les jeunes gens de France à ce moment-là.
François Rabelais, Gargantua, Chapitre XV
Dans cet extrait de Gargantua, le père de Gargantua, Grandgousier, est préoccupé par l'éducation de son fils. Malgré ses efforts pour lui donner une bonne instruction, Gargantua ne semble pas progresser et devient même de plus en plus étrange, presque fou. Grandgousier consulte donc Dom Philippe des Marais, un homme important, qui lui conseille de changer de pédagogues. Il lui suggère de prendre un jeune garçon ayant étudié seulement deux ans, mais qui possède déjà de meilleures compétences et un meilleur comportement que son fils. Pour le prouver, Des Marais fait venir un jeune page, Eudémon, qui fait un discours éloquent et bien préparé devant Gargantua. En revanche, Gargantua, qui est toujours un peu naïf et maladroit, ne réagit pas et se met à pleurer. Son père est furieux contre son ancien maître, Maître Jobelin, mais Des Marais l'empêche d'agir trop violemment. Finalement, Grandgousier décide de changer l'éducation de son fils.
A) Introduction
Dans Gargantua, François Rabelais se moque des méthodes pédagogiques de son époque à travers l'éducation de son personnage principal, Gargantua. Dans cet extrait, l'auteur critique les enseignants traditionnels et les méthodes d'enseignement vieillissantes, tout en mettant en lumière l'importance de la pédagogie moderne. La problématique pourrait être formulée ainsi : Comment Rabelais, à travers l'exemple de l'éducation de Gargantua, critique-t-il les méthodes pédagogiques de son époque ? Nous analyserons tout d'abord la critique des méthodes anciennes d'enseignement, puis nous verrons comment Rabelais valorise la pédagogie moderne, avant d'examiner le rôle de la figure de l'élève dans cette réflexion.
B) Développement
La critique des anciennes méthodes pédagogiques
L'extrait commence par décrire l'incompétence des pédagogues traditionnels et des livres anciens : « leur savoir n'était que bêtise et leur sagesse billevesées ». Cette formulation dévalorisante utilise deux termes péjoratifs ("bêtise" et "billevesées") pour montrer à quel point ces enseignements sont dépassés et inutiles. La figure de Maître Jobelin, qui enseigne à Gargantua, incarne cette méthode archaïque et inefficace, car malgré les efforts de Gargantua pour étudier, il ne progresse pas et « devient fou, niais, tout rêveur et radoteur ». La répétition de « fou », « niais » et « radoteur » montre que Gargantua, sous l'influence de son maître, perd sa lucidité et son esprit critique. Cette critique acerbe de l'éducation ancienne fait écho à l'idéalisme de la Renaissance, où Rabelais remet en question les dogmes et les traditions.
La valorisation de la pédagogie moderne et de l'éducation pratique
Le vice-roi, Dom Philippe des Marais, conseille à Grandgousier de prendre un jeune garçon ayant étudié pendant seulement deux ans, mais qui possède déjà un meilleur jugement, un meilleur vocabulaire et plus de dignité que son fils. Le contraste entre le jeune Eudémon, qui est présenté comme un modèle de maîtrise, et Gargantua, qui ne réagit pas à l'exposé, montre la valeur de l'éducation moderne. Ce dernier, grâce à son élocution « distincte », à son « langage fleuri » et à sa « voix pleine d'éloquence », incarne la nouvelle génération d'érudits, formés à la discipline et au savoir-faire pratique. L'usage de termes comme « éloquence », « langage fleuri » et « bon latin » démontre que la pédagogie moderne valorise non seulement la connaissance, mais aussi la forme et la présentation, en lien avec les idéaux de la Renaissance. La comparaison avec des figures antiques comme Gracchus et Cicéron renforce cette idée.
Le rôle de l’élève et l’inefficacité de l’enseignement traditionnel
L'échec de l'éducation de Gargantua est particulièrement mis en évidence par sa réaction à l'exposé d'Eudémon. Plutôt que de réagir intelligemment à la prestation de l'élève modèle, Gargantua pleure « comme une vache » et se cache le visage avec son bonnet. Cette réaction absurde et infantile montre que l'éducation qu'il a reçue n'a pas développé sa pensée critique ni son sens de la dignité. Cela contraste fortement avec la présentation « digne » et « digne en son attitude » d'Eudémon. La métaphore de la vache qui pleure suggère également une perte de dignité et une régression, ce qui critique l'inefficacité du système éducatif de l'époque. L’élève, dans cet extrait, n’est plus un simple récepteur passif de savoirs, mais un acteur dans la mise en œuvre de méthodes d’enseignement qui doivent répondre aux besoins de l’individu, et non pas le réduire à une forme de soumission aveugle.
C) Conclusion
Cet extrait de Gargantua est une satire de l’éducation du XVIe siècle. À travers le personnage de Gargantua, Rabelais critique les méthodes pédagogiques traditionnelles qu’il juge inefficaces et dévalorisantes. En opposant l’ancien maître à l’élève moderne Eudémon, il valorise une approche plus pratique et plus respectueuse de l’individu, fondée sur l’éloquence et la discipline. Ce passage reflète ainsi les idéaux de la Renaissance, qui cherchent à réformer l’éducation en la rendant plus humaine, plus efficace et plus adaptée aux besoins des élèves.
Question : En quoi l’extrait critique-t-il les méthodes pédagogiques du XVIe siècle ?
Réponse : L’extrait critique les méthodes pédagogiques du XVIe siècle par la mise en scène d’un enseignement archaïque et inefficace, incarné par Maître Jobelin. Ce dernier, malgré ses efforts, est incapable de faire progresser Gargantua, qui devient même plus « fou » et « niais » à force de suivre ses préceptes. L’usage des termes dévalorisants comme « bêtise » et « billevesées » montre que Rabelais rejette ces méthodes d’enseignement vieillissantes.
Question : Comment Rabelais valorise-t-il la pédagogie moderne à travers l’exemple d’Eudémon ?
Réponse : Rabelais valorise la pédagogie moderne à travers le personnage d'Eudémon, un jeune garçon à la fois éloquent, bien éduqué et digne. À travers sa « voix pleine d’éloquence », son « langage fleuri » et son « bon latin », Eudémon incarne un modèle de savoir pratique et de dignité. Il représente l’idéal de la Renaissance, qui valorise non seulement la connaissance mais aussi la forme et l’expression.
Question : Quel rôle joue l’élève, Gargantua, dans la critique de l’éducation dans cet extrait ?
Réponse : Gargantua joue un rôle clé dans la critique de l’éducation : il incarne l’élève victime d’un système éducatif défaillant. Sa réaction à l’exposé d'Eudémon, où il pleure « comme une vache », montre que l’enseignement qu’il a reçu ne l’a pas préparé à réagir intelligemment ou dignement. Cette régression de Gargantua critique l’inefficacité d’une pédagogie qui ne développe ni le jugement ni la dignité de l’élève.