Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal CLIX
Introduction
Écrit en 1861 et publié dans l’édition posthume des Fleurs du mal (1868), Recueillement est un sonnet profondément introspectif où Baudelaire dialogue avec sa douleur personnifiée. Ce poème, empreint de mélancolie et de sérénité, s’inscrit dans les dernières années du poète, marquées par la souffrance et une quête de réconciliation intérieure. À travers la nuit qui tombe, il explore les thèmes de la solitude, du passage du temps et de l’apaisement face à l’inévitable. Comment Baudelaire parvient-il à sublimer sa douleur en une méditation poétique sur la condition humaine ?
I. Une invocation apaisante à la douleur
Le poème s’ouvre sur une injonction douce mais ferme : “Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.” Par ce vers inaugural, Baudelaire personnifie sa douleur, la transformant en une entité distincte, presque familière, avec laquelle il dialogue. Cette douleur, qu’il décrit comme une part intégrante de lui-même, devient une compagne docile qu’il cherche à calmer, comme un parent apaiserait un enfant.
Le “Soir”, métaphore du crépuscule de la vie, descend sur la ville : “Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici.” Cette arrivée du soir marque une transition vers une atmosphère de recueillement. L'obscurité enveloppe tout, offrant à certains la paix et à d’autres l’inquiétude : “Aux uns portant la paix, aux autres le souci.” Ce contraste souligne l’ambivalence de la nuit, qui peut être à la fois consolatrice et oppressante. Pour le poète, elle devient un moment propice à l’introspection.
II. Une fuite loin de la frivolité humaine
Dans le deuxième quatrain, Baudelaire exprime son désir de s’éloigner des foules qu’il méprise : “Pendant que des mortels la multitude vile, / Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci...” Il condamne la recherche effrénée du plaisir, qu’il compare à un bourreau impitoyable, entraînant les hommes dans une quête futile qui ne mène qu’à des remords : “Va cueillir des remords dans la fête servile.”
En opposition à ce tumulte mondain, le poète s’isole avec sa douleur : “Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, / Loin d’eux.” Ce geste symbolique de prendre la main de sa douleur renforce l’idée d’une intimité acceptée avec elle. Loin de la “multitude vile,” il trouve refuge dans un univers intérieur, où le calme de la nuit lui permet de contempler le passé et d’affronter ses propres regrets.
III. Une méditation mélancolique sur le temps et la mort
Dans les tercets, Baudelaire s’abandonne à une rêverie mélancolique où les “défuntes Années” apparaissent : “Vois se pencher les défuntes Années, / Sur les balcons du ciel, en robes surannées.” Cette image poétique donne vie au temps passé, évoqué comme des figures spectrales vêtues de vêtements désuets, rappelant l’irréversibilité du temps.
Le poète évoque également le “Regret souriant”, une figure paradoxale surgissant des eaux, symbolisant à la fois la nostalgie douce et la douleur amère des souvenirs. Le coucher du soleil, décrit comme “le Soleil moribond [qui] s’endormir sous une arche”, renforce l’idée d’une fin imminente, une métaphore du déclin de la vie.
Enfin, la dernière image du poème, “la douce Nuit qui marche”, offre une conclusion apaisante. La nuit, personnifiée, enveloppe l’univers dans un long “linceul traînant à l’Orient”, suggérant une mort douce et inévitable, mais dénuée d’angoisse.
Conclusion
Dans Recueillement, Baudelaire sublime sa douleur en une méditation sereine sur le passage du temps et l’approche de la mort. Loin de rejeter cette souffrance, il l’accepte comme une part essentielle de lui-même, trouvant dans la nuit une compagne propice à l’introspection. Ce poème révèle la capacité unique du poète à transformer la mélancolie en une expérience poétique universelle, où douleur et beauté coexistent en harmonie. Ainsi, Baudelaire, en convoquant la nuit et ses symboles, invite le lecteur à contempler la vie et la mort avec un regard apaisé et profond.