La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l'averse.
Paul Verlaine
Vocabulaire :
Blafard : d’un blanc terne, livide.
Eteinte : ici, sens pictural d’estompée, de même que le lointain désigne l’arrière-plan du tableau.
Gigues : danses anciennes, sur un rythme à deux temps, vives et gaies.
Fuligineux : couleur de suie, noirâtre.
Fond d’ébauche : autre terme qui renvoie au lexique pictural. Le « fond d’ébauche » d’un tableau désigne l’arrière-plan, plus ou moins uniforme, sur lequel vont se détacher les premiers-plan.
Pertuisaniers : soldat qui porte une pertuisane, ancienne arme formée d’un bâton muni en son extrémité d’une pointe de fer triangulaire.
Herse : terme du lexique militaire désignant un instrument à dents fixées sur un bâti pour interdire le passage.
Le poème Effet de nuit de Paul Verlaine, extrait de la section Eaux-fortes de son recueil Poèmes saturniens (1866), s’inscrit dans une esthétique où la poésie s’inspire de la peinture pour dresser des tableaux saisissants. Dans ce texte, Verlaine adopte un regard pictural et sombre pour décrire une scène nocturne empreinte de désespoir et de violence. Par une atmosphère gothique et lugubre, l’auteur projette son propre mal de vivre, tout en jouant sur l’opposition entre la lumière et les ténèbres.
À travers un décor nocturne où se mêlent paysage, gibet et condamnés, Verlaine fait du poème une réflexion sur l’angoisse existentielle et l’inévitable marche vers la mort. Ce commentaire analysera d’abord le tableau nocturne présenté, puis les figures de violence et de condamnation, avant de souligner l’esthétique picturale et symbolique qui structure le poème.
Dès les premiers vers, Verlaine installe un décor oppressant : « La nuit. La pluie. Un ciel blafard... ». Ces éléments soulignent l’obscurité et l’humidité, des symboles classiques de l’angoisse et du désespoir. L’image d’une « ville gothique éteinte » évoque un univers médiéval, où les flèches et les tours ajoutent un caractère menaçant. Le terme « blafard » renforce la froideur et l’étrangeté du paysage, tandis que l’arrière-plan, « lointain gris », semble se fondre dans une atmosphère fantomatique.
La plaine environnante est dominée par un gibet, emblème de la mort et de la déchéance. Les pendus, décrits comme « rabougris », forment une image grotesque et dérangeante, accentuée par le ballet macabre des corneilles et des loups. Cette mise en scène de la violence animale autour des corps évoque un monde où la vie humaine perd toute valeur.
Au cœur du poème se trouve la figure des trois prisonniers, personnages centraux de cette scène tragique. Ils avancent pieds nus, symbole d’humilité et de vulnérabilité, escortés par un groupe de soldats armés, les « hauts pertuisaniers ». Ces derniers incarnent une violence institutionnalisée, leur marche évoquant l’inéluctabilité du châtiment. Les « fers de herse », brillant dans l’obscurité, créent un contraste visuel avec l’averse, ajoutant une tension dramatique.
Le gibet, décrit comme un élément du paysage, n’est pas seulement un décor, mais aussi une préfiguration du destin des prisonniers. La présence des corneilles et des loups accentue l’idée d’une nature complice de la mort, où les lois humaines et animales convergent dans une indifférence macabre.
Effet de nuit s’inscrit pleinement dans l’esthétique des Eaux-fortes, où Verlaine cherche à reproduire l’impact visuel d’un tableau. Le lexique pictural, avec des termes tels que « silhouette », « fond d’ébauche » ou « fuligineux », rappelle les techniques de peinture. Les contrastes de couleurs – le blanc blafard du ciel, le noir fuligineux de l’arrière-plan – soulignent un clair-obscur dramatique, caractéristique du gothique.
La musicalité des alexandrins, avec leurs rythmes réguliers et leurs enjambements fluides, accompagne cette peinture lugubre d’une mélodie sombre. La répétition des sons en « i » dans « pluie », « flèches », « ville », « gris » crée une atmosphère froide et claustrophobe, tandis que les termes comme « linceul » ou « danse » renforcent la théâtralité macabre du poème.
Symboliquement, le poème explore la fatalité et l’angoisse. La nuit devient ici un miroir de l’âme tourmentée de Verlaine, un espace où se rencontrent le désespoir personnel et les violences universelles. Les figures des prisonniers et du gibet rappellent l’idée de la condition humaine, toujours en marche vers une fin inévitable.
Dans Effet de nuit, Paul Verlaine déploie une vision nocturne et gothique où le paysage devient un reflet de l’angoisse et de la violence humaine. Grâce à une esthétique picturale et une musicalité soigneusement travaillée, le poète parvient à créer une atmosphère oppressante et symbolique. Ce poème, en mêlant nature, humanité et mort, illustre avec brio le talent de Verlaine pour transformer ses émotions personnelles en une expérience universelle, où chaque lecteur peut se confronter à ses propres ténèbres.