Je fus rapportée du Sénégal à l’âge de deux ans par M. le chevalier de B., qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi, un jour qu’il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier qui allait bientôt quitter le port : ma mère était morte, et on m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m’acheta, et à son arrivée en France, il me donna à madame la maréchale de B., sa tante, la personne la plus aimable de son temps, et celle qui sut réunir, aux qualités les plus élevées, la bonté la plus touchante. Me sauver de l’esclavage, me choisir pour bienfaitrice madame de B., c’était me donner deux fois la vie : je fus ingrate envers la Providence en n’étant point heureuse ; et cependant le bonheur résulte-t-il toujours de ces dons de l’intelligence ? Je croirais plutôt le contraire : il faut payer le bienfait de savoir par le désir d’ignorer, et la fable ne nous dit pas si Galatée trouva le bonheur après avoir reçu la vie. Je ne sus que longtemps après l’histoire des premiers jours de mon enfance. Mes plus anciens souvenirs ne me retracent que le salon de madame de B. ; j’y passais ma vie, aimée d’elle, caressée, gâtée par tous ses amis, accablée de présents, vantée, exaltée comme l’enfant le plus spirituel et le plus aimable. Le ton de cette société était l’engouement, mais un engouement dont le bon goût savait exclure tout ce qui ressemblait à l’exagération : on louait tout ce qui prêtait à la louange, on excusait tout ce qui prêtait au blâme, et souvent, par une adresse encore plus aimable, on transformait en qualités les défauts mêmes. Le succès donne du courage ; on valait près de madame de B. tout ce qu’on peut valoir, et peut-être un peu plus, car elle prêtait quelque chose d’elle à ses amis sans s’en douter elle-même : en la voyant, en l’écoutant, on croyait lui ressembler. Vêtue à l’orientale, assise aux pieds de madame de B., j’écoutais, sans la comprendre encore, la conversation des hommes les plus distingués de ce temps-là. Je n’avais rien de la turbulence des enfants ; j’étais pensive avant de penser, j’étais heureuse à côté de madame de B. : aimer, pour moi, c’était être là, c’était entendre, lui obéir, la regarder surtout : je ne désirais rien de plus. Je ne pouvais m’étonner de vivre au milieu du luxe, de n’être entourée que des personnes les plus spirituelles et les plus aimables : je ne connaissais pas autre chose ; mais, sans le savoir, je prenais un grand dédain pour tout ce qui n’était pas ce monde où je passais ma vie. Le bon goût est à l’esprit ce qu’une oreille juste est aux sons. Encore tout enfant, le manque de goût me blessait ; je le sentais avant de pouvoir le définir, et l’habitude me l’avait rendu comme nécessaire. Cette disposition eût été dangereuse si j’avais eu un avenir ; mais je n’avais pas d’avenir, et je ne m’en doutais pas. J’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans sans avoir eu l’idée qu’on pouvait être heureuse autrement que je ne l’étais. Je n’étais pas fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ; d’ailleurs, rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage ; je ne voyais presque pas d’autres enfants ; un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer. Ma bienfaitrice avait deux petits-fils, enfants d’une fille morte jeune. Charles, le cadet, était à peu près de mon âge. Élevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil et mon soutien dans toutes mes petites fautes. À sept ans, il alla au collége : je pleurai en le quittant ; ce fut ma première peine. Je pensais souvent à lui, mais je ne le voyais presque plus. Il étudiait, et moi, de mon côté, j’apprenais, pour plaire à madame de B., tout ce qui devait former une éducation parfaite. Elle voulut que j’eusse tous les talents : j’avais de la voix, les maîtres les plus habiles l’exercèrent ; j’avais le goût de la peinture, et un peintre célèbre, ami de madame de B., se chargea de diriger mes efforts ; j’appris l’anglais, l’italien, et madame de B. elle-même s’occupait de mes lectures. Elle guidait mon esprit, formait mon jugement ; en causant avec elle, en découvrant tous les trésors de son âme, je sentais la mienne s’élever, et c’était l’admiration qui m’ouvrait les voies de l’intelligence. Hélas ! je ne prévoyais pas que ces douces études seraient suivies de jours si amers : je ne pensais qu’à plaire à madame de B., un sourire d’approbation sur ses lèvres était tout mon avenir. Cependant des lectures multipliées, celle des poëtes surtout, commençaient à occuper ma jeune imagination ; mais, sans but, sans projet, je promenais au hasard mes pensées errantes, et, avec la confiance de mon jeune âge, je me disais que madame de B. saurait bien me rendre heureuse : sa tendresse pour moi, la vie que je menais, tout prolongeait mon erreur et autorisait mon aveuglement. Je vais vous donner un exemple des soins et des préférences dont j’étais l’objet. Vous aurez peut-être de la peine à croire, en me voyant aujourd’hui, que j’ai été citée pour l’élégance et la beauté de ma taille. Madame de B. vantait souvent ce qu’elle appelait ma grâce, et elle avait voulu que je susse parfaitement danser. Pour faire briller ce talent, ma bienfaitrice donna un bal dont ses petits-fils furent le prétexte, mais dont le véritable motif était de me montrer fort à mon avantage dans un quadrille des quatre parties du monde où je devais représenter l’Afrique. On consulta les voyageurs, on feuilleta les livres de costumes, on lut des ouvrages savants sur la musique africaine, enfin on choisit une Comba, danse nationale de mon pays. Mon danseur mit un crêpe sur son visage ; hélas ! je n’eus pas besoin d’en mettre un sur le mien ; mais je ne fis pas alors cette réflexion. Tout entière au plaisir du bal, je dansai la Comba, et j’eus tout le succès qu’on pouvait attendre de la nouveauté du spectacle et du choix des spectateurs, dont la plupart, amis de madame de B., s’enthousiasmaient pour moi, et croyaient lui faire plaisir en se laissant aller à toute la vivacité de ce sentiment. La danse d’ailleurs était piquante ; elle se composait d’un mélange d’attitudes et de pas mesurés ; on y peignait l’amour, la douleur, le triomphe et le désespoir. Je ne connaissais encore aucun de ces mouvements violents de l’âme ; mais je ne sais quel instinct me les faisait deviner ; enfin je réussis. On m’applaudit, on m’entoura, on m’accabla d’éloges : ce plaisir fut sans mélange ; rien ne troublait alors ma sécurité. Ce fut peu de jours après ce bal qu’une conversation, que j’entendis par hasard, ouvrit mes yeux et finit ma jeunesse.
Résumé
La narratrice, arrachée au Sénégal après la mort de sa mère, est sauvée de l'esclavage par un gouverneur, M. de B., qui l'amène en France et la confie à sa tante, Madame la maréchale de B. Celle-ci l'élève avec tendresse et lui offre une éducation raffinée au sein d'une société cultivée. Aimée, admirée et comblée de cadeaux, la jeune fille grandit dans un monde où tout lui semble naturel, sans conscience de sa condition particulière. Son seul ami est Charles, le petit-fils de sa bienfaitrice. Lors d'un bal organisé en son honneur, elle danse une danse africaine et reçoit des éloges. Cependant, peu après, une conversation entendue par hasard la confronte brutalement à la réalité et met fin à son insouciance.
Commentaire composé
Claire de Duras (1777-1828), figure emblématique de la littérature romantique française, s'impose par son écriture empreinte de sensibilité et de profondeur psychologique. Aristocrate ayant traversé les bouleversements de la Révolution, elle insuffle dans ses romans une réflexion sur l'exclusion sociale et les tourments intérieurs. Ourika, publié en 1823, s'inscrit dans cette veine en offrant un regard poignant sur la condition d'une jeune femme noire recueillie dans l'aristocratie française du XVIIIe siècle. Inspiré de faits réels, ce roman analyse avec finesse les contradictions d'une société où l'apparence d'une bienveillance cache un racisme insidieux. L'extrait à étudier met en lumière la double oppression d'Ourika : sauvée de l'esclavage, elle est pourtant condamnée à une alination silencieuse dans un monde qui ne lui appartient jamais pleinement. Quelle est la nature du bonheur d'Ourika dans cette société et en quoi cet extrait met-il en évidence le décalage entre illusion et réalité ? Nous analyserons tout d'abord la construction d'une illusion de bonheur dans un monde de privilèges, puis nous verrons comment cet univers se révèle, en filigrane, comme une prison dorée menant inéluctablement à la prise de conscience de l'héroïne.
L'extrait dépeint un monde apparemment idyllique, où Ourika semble être une enfant comblée par les bienfaits de son adoption au sein de l'aristocratie française.
1. Une résurrection sociale : "me donner deux fois la vie"
Dès l'incipit, Ourika qualifie son sauvetage d'un "don de vie" répété. L'usage de cette hyperbole met en exergue le caractère providentiel de son adoption. Cette répétition suggère une double renaissance : physique, par l'éloignement de l'esclavage, et sociale, par son introduction dans l'élite française. Pourtant, la gratitude qu'Ourika exprime est déjà teintée de trouble : "je fus ingrate envers la Providence en n'étant point heureuse". Cette phrase révèle déjà une tension entre la reconnaissance qu'elle doit et un malaise sourd.
2. Une éducation raffinée mais enfermante
Loin d'être une simple domestique, Ourika reçoit une éducation privilégiée, fruit d'une volonté de perfectionnement par Madame de B. "Elle voulut que j’eusse tous les talents", une phrase qui souligne l’excellence de cette instruction. La liste des apprentissages (chant, peinture, langues étrangères) fait écho à celle d'une jeune aristocrate destinée à briller en société. Cependant, cette instruction a un prix : "ces douces études seraient suivies de jours si amers". L'antithèse "douces/amers" annonce la chute d'Ourika : plus elle s'intègre à ce monde, plus elle s'en exclut par une prise de conscience inéluctable.
3. Un cadre enchanteur qui dissimule une forme d'aliénation
La vie d'Ourika semble bercée par l’affection et le luxe : "je passais ma vie, aimée d’elle, caressée, gâtée par tous ses amis". Cette accumulation traduit l'excès d'admiration dont elle est l'objet, reflet d'une aristocratie qui cultive l'engouement mais dans le respect du "bon goût". Pourtant, un mot-clé émerge : "exaltée". Ce mot, porteur d’une nuance d’exagération, prépare le lecteur à l'idée que cette bienveillance peut être un mirage, un masque de convenance plutôt qu'une acceptation sincère.
Derrière ce bonheur factice se dissimule une vérité plus sombre : Ourika, tout en étant élevée dans l'aristocratie, en demeure irrémédiablement exclue.
1. Une société qui détourne le regard sur le racisme
L’une des phrases les plus troublantes est : "Je n'étais pas fâchée d'être une négresse". Cette assertion présente un paradoxe, car elle implique qu'elle aurait pu l'être si elle en avait eu conscience. "On me disait que j'étais charmante" : cette reconnaissance est donc conditionnée par la validation d'autrui. Le racisme n'est pas absent, mais il est camouflé par une bienveillance condescendante qui refuse de l'admettre.
2. L’aveuglement imposé par l’affection
"Sa tendresse ... autorisait mon aveuglement" : ici, la personnification de "tendresse" confère à cette illusion une dimension presque tyrannique. La tendresse, normalement source de liberté, devient un instrument d'oppression douce. Ourika ne se pose pas de questions car elle est enfermée dans un monde protégé.
3. Une chute inscrite dans la nature même du récit
Le destin d'Ourika est contenue dans cette métaphore finale : "la danse d’ailleurs était piquante [...] on y peignait l’amour, la douleur, le triomphe et le désespoir". Cette danse allégorique symbolise le destin de l’héroïne : un enchaînement de moments de grâce et de souffrance, préfigurant sa descente vers la mélancolie et la prise de conscience douloureuse de son exclusion.
Ainsi, à travers cet extrait d’Ourika, Claire de Duras dresse le tableau saisissant d’une enfance bercée d’illusions et d’un bonheur trompeur, où l’héroïne, bien que sauvée de l’esclavage, demeure prisonnière d’un carcan social insidieux. Loin d’être une simple histoire de gratitude ou d’ascension sociale, ce récit révèle avec finesse la manière dont l’exclusion peut se tapir derrière l’intégration apparente. Ourika, élevée dans un monde qui la façonne sans qu’elle en ait conscience, finit par intérioriser un regard étranger sur elle-même, un regard qui, à terme, l’amènera à une douloureuse prise de conscience.
L’œuvre de Duras, en mêlant la sensibilité romantique à une réflexion d’une rare acuité psychologique et philosophique, dépasse ainsi le simple cadre narratif pour toucher à l’universel : l’individu est-il maître de son propre destin, ou est-il condamné à être le jouet des structures qui le façonnent ? À travers le mythe de Galatée invoqué dans le texte, Duras nous laisse entrevoir une réponse amère : être façonné par autrui ne signifie pas nécessairement accéder au bonheur. Cette question, si profondément ancrée dans les problématiques identitaires et sociales, résonne encore aujourd’hui, nous invitant à interroger la persistance des assignations et des injonctions qui modèlent notre perception du monde et de nous-mêmes.