Montaigne| Les Essais | Livre 1er | Chapitre XXVIII
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi ».
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
Les Essais (1580 – 1595), Livre 1er, chapitre XXVIII
A) Introduction
Dans cet extrait des Essais, Montaigne, à travers son expérience personnelle de l'amitié, cherche à définir ce qu'est une véritable amitié, au-delà de la simple camaraderie ou des liens utilitaires. En affirmant que l’amitié véritable est un phénomène inexplicable et mystérieux, il fait de cette relation humaine un acte presque « sacré », fondé sur une connexion profonde entre les âmes. La problématique de cet extrait pourrait être formulée ainsi : Qu’est-ce qui distingue l'amitié véritable des autres types de relations humaines, et comment Montaigne montre-t-il l'intensité et la spécificité de cette amitié ? Pour répondre à cette question, nous analyserons d'abord l’idée que l’amitié véritable dépasse les explications rationnelles, puis nous verrons comment Montaigne décrit le lien inextricable entre les amis, avant de montrer que cette amitié repose sur une rencontre et un mélange parfaits des volontés des individus.
B) Développement
Une amitié qui échappe à toute explication rationnelle
Dès le début de l'extrait, Montaigne souligne l’inexplicabilité de cette amitié. Lorsqu’il dit : « Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : ‘Parce que c'était lui, parce que c'était moi’ », il met en avant l’idée que l’amitié véritable ne se fonde pas sur des raisons rationnelles ou des critères précis. Ce n’est pas une question de compatibilité intellectuelle, mais une sorte de fusion spontanée entre les deux individus. La réponse qu’il donne (« Parce que c'était lui, parce que c'était moi ») montre que l’amitié repose sur une acceptation complète de l’autre, sans justification extérieure. La figure de style de la répétition dans « parce que c'était lui, parce que c'était moi » accentue cette idée d’une affection aveugle, immédiate et irréfléchie.
La fusion des âmes et l'absence de distinction entre les amis
Montaigne décrit une amitié tellement profonde que les deux individus se mêlent complètement : « Elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes ». Ici, l’image du « mélange » souligne la disparition des frontières entre les deux personnes, un état où il n’y a plus d’individualité propre, une union totale. La métaphore de la « couture » effacée renforce l’idée que les amis deviennent inséparables, qu’ils se fondent dans un tout indissociable. Cette fusion totale montre que l'amitié n'est pas simplement un partage d'idées ou d’intérêts, mais une sorte d’absorption réciproque des âmes.
Le rôle du destin et la rencontre providentielle
Montaigne évoque une sorte de force inexplicable qui préexiste à l’amitié : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports ». Il parle ici d’une rencontre qui semble guidée par un destin, comme si les deux amis étaient « faits pour se rencontrer ». Le terme « ordonnance du ciel » introduit une dimension quasi divine ou fatale à cette rencontre, comme si une force supérieure orchestrait l'union. Montaigne utilise ici l’image de la « recherche » avant même la rencontre pour insister sur cette prédisposition naturelle et irrationnelle qui caractérise l’amitié. Ce recours au surnaturel ou à la providence ajoute un caractère mystique à l’amitié, renforçant l’idée que cette relation ne peut être définie que par elle-même, et non par des critères externes.
C) Conclusion
En conclusion, cet extrait des Essais montre comment Montaigne redéfinit l'amitié comme une union mystérieuse et irrationnelle, bien au-delà des liens sociaux ou utilitaires. Cette amitié véritable, selon lui, échappe à toute explication logique et repose sur une fusion des volontés et des âmes des deux individus. Par l’utilisation d’images fortes et de figures de style, telles que la répétition et la métaphore du mélange des âmes, Montaigne parvient à rendre cette amitié quasi mystique et indéfinissable. À travers son expérience personnelle, il nous invite à comprendre que l'amitié véritable se manifeste par une rencontre providentielle, une union parfaite et une fusion qui dépasse les normes de la raison.
Question : En quoi l’amitié selon Montaigne se distingue-t-elle des amitiés sociales et utilitaires ?
Réponse : L’amitié selon Montaigne se distingue par sa profondeur et son irrationnalité. Alors que les amitiés sociales se basent sur des intérêts communs ou des convenances, l'amitié véritable est une union des âmes qui échappe à toute explication rationnelle. Montaigne souligne que cette amitié repose sur une rencontre providencielle et un mélange des volontés, sans considération d'intérêts extérieurs. La relation n’a pas besoin de justification et se fonde sur un lien mystérieux, presque divin.
Question : Quelle est la signification de la métaphore du « mélange » des âmes dans cet extrait ?
Réponse : La métaphore du « mélange » des âmes illustre l’idée d’une fusion totale entre les deux amis, où il n’y a plus de séparation entre leurs individualités. Ce mélange symbolise la proximité absolue et l’absence de frontières entre les deux, et la disparition de toute distinction. L’image du « mélange » exprime aussi l’égalité et la réciprocité dans cette relation, où les deux amis s’absorbent mutuellement, sans retour à soi.
Question : Pourquoi Montaigne parle-t-il d'une « ordonnance du ciel » en évoquant l'amitié ?
Réponse : L'expression « ordonnance du ciel » désigne la dimension providentielle et irrationnelle de l’amitié. Montaigne fait référence à une sorte de destin qui guide la rencontre entre les amis. Cette notion de providence indique que l’amitié véritable ne peut être simplement le fruit du hasard ou de la raison, mais qu'elle est orchestrée par une force supérieure, qui la rend inéluctable et profonde.