Une jeune Souris de peu d'expérience,
Crut fléchir1 un vieux Chat implorant sa clémence2,
Et payant de raisons le Raminagrobis3.
Laissez-moi vivre : une Souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis ?
Affamerais-je, à votre avis,
L'Hôte et l'Hôtesse, et tout leur monde ?
D'un grain de blé je me nourris ;
Une noix me rend toute ronde.
à présent je suis maigre ; attendez quelque-temps.
Réservez ce repas à messieurs vos enfants.
Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée.
L'autre lui dit : tu t'es trompée.
Est-ce à moi que l'on tient de semblables discours ?
Tu gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat et vieux pardonner ? cela n'arrive guère.
Selon ces lois, descends là-bas4,
Meurs, et va-t'en tout de ce pas
Haranguer les sœurs filandières5.
Mes Enfants trouveront assez d'autres repas.
Il tint parole6. Et pour ma Fable,
Voici le sens moral qui peut y convenir.
La jeunesse se flatte7 et croit tout obtenir :
La vieillesse est impitoyable.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Vocabulaire :
1 fléchir : convaincre
2 clémence : pitié
3 Raminagrobis : personnage de Pantagruel (Tiers Livre) de Rabelais, qui désigne un poète. De raminer, ronronner, XIVe siècle, et grobis (gros chat mâle).
4 descends là-bas : dans l'estomac du chat, donc le chat va manger la souris
5 filandières : dont le métier est de tisser. Ici, représentent les Parques, divinités qui font la vie de chaque homme en la filant sur des fuseaux, ou la mort en coupant le fil
6 Il tint parole : donc il mangeât la souris
7 se flatte : s'illusionne, se fait des idées
Sous le règne de Louis XIV, les écrivains devaient composer avec les contraintes imposées par le mécénat royal et l'autorité du pouvoir en place. Jean de La Fontaine, cependant, parvient à concilier les exigences classiques de son époque et une critique subtile de la société. Dans Le Vieux Chat et la Jeune Souris, La Fontaine utilise la mise en scène de deux animaux pour réfléchir à des rapports de force, notamment celui entre la jeunesse et la vieillesse. À travers l'affrontement entre un vieux chat et une jeune souris, La Fontaine propose une réflexion sur le destin, la nature des relations de pouvoir, et la brutalité du monde, tout en délivrant une morale ambigüe qui remet en question les espoirs et les illusions de la jeunesse.
Dans cette fable, l'innocence et la naïveté de la jeune souris se heurtent à la sagesse et à la cruauté du vieux chat. La souris, pleine d’espoir et de désespoir, cherche à apitoyer son prédateur en faisant appel à sa clémence. Elle argue que sa taille et sa consommation modeste ne constitueront pas un fardeau pour lui et sa famille : "Affamerais-je, à votre avis, l'Hôte et l'Hôtesse, et tout leur monde ?" Cependant, malgré ses arguments raisonnés et sa supplication, la souris ne parvient pas à toucher le cœur du vieux chat. La Fontaine introduit ici un contraste entre la jeunesse et la vieillesse : la jeunesse, pleine de promesses et d’illusions, ne peut lutter contre la dureté de la vieillesse, qui se trouve souvent désillusionnée et intransigeante.
La souris croit qu’il est possible de convaincre le chat, mais elle sous-estime la détermination du prédateur. La Fontaine illustre ainsi la différence entre le discours idéaliste de la jeunesse et la réalité brutale de la vieillesse, représentée par un chat sans pitié. Il n'y a pas de place pour la discussion dans ce rapport de domination ; la sagesse du vieux chat se réduit à sa froide logique : "Chat et vieux pardonner ? Cela n'arrive guère." La souris, qui se laisse bercer par de fausses espérances, ne parvient pas à échapper à la fatalité.
Le vieux chat, en refusant la supplication de la souris et en la condamnant à une mort certaine, représente l'ordre naturel et impitoyable. L'affrontement entre la souris et le chat, bien que mettant en scène des êtres animés, peut être vu comme une allégorie des rapports de pouvoir entre différentes catégories sociales, où le plus fort écrase le plus faible, sans place pour la négociation ou la compassion. Le chat incarne ici un pouvoir absolu et sans appel, une figure du "fort" qui n'est guidée que par son instinct et son pouvoir naturel.
La Fontaine ne présente pas cette cruauté de manière anodine ; il semble mettre en évidence que, dans la vie, les discours de la jeunesse, souvent pleins de promesses et d'espoirs, n'ont pas le poids face à l'autorité de l’expérience et de la nature, représentée ici par la vieillesse du chat. En fin de compte, le chat n’est pas seulement un prédateur, mais aussi un représentant de la dureté du monde naturel, où la vie et la mort sont régies par des forces sur lesquelles la faiblesse humaine ou animale n’a aucune prise.
La morale de cette fable est frappante par son caractère ambigu. Alors que la souris croit pouvoir négocier sa vie, sa jeunesse et son esprit optimiste sont mis en échec par le chat, qui ne cède pas à la pitié. La Fontaine déclare dans le sens moral : "La jeunesse se flatte et croit tout obtenir : La vieillesse est impitoyable." Cette morale met en lumière la futilité des illusions de la jeunesse et la dureté inévitable du passage du temps. Cependant, cette conclusion soulève des questions sur la nature du destin. Si la jeunesse est naturellement naïve et pleine d’espoirs, la vieillesse, elle, apparaît comme une fatalité sans pitié, un constat de l’implacable vérité du monde.
La Fontaine ne fait pas l’éloge de la vieillesse, mais il présente plutôt la dureté de la vie, sans pour autant suggérer que cette cruauté est juste ou naturelle. En effet, l'ironie de cette fable réside dans la manière dont le destin de la souris est tracé dès le début, et ce, malgré ses efforts pour s’échapper. Elle illustre ainsi la fin tragique de toute tentative de négociation face à un pouvoir inébranlable et supérieur.
Le Vieux Chat et la Jeune Souris est une fable qui, tout en abordant les thèmes de la cruauté de la nature et de l'inexorabilité du temps, livre une réflexion sur la jeunesse, l’espoir et la sagesse. À travers l’affrontement entre la souris et le chat, La Fontaine explore les rapports de pouvoir et les illusions de la jeunesse, tout en montrant que, face à la dureté du monde, les arguments et les pleurs de la jeunesse n’ont souvent aucun pouvoir. La fable invite donc à réfléchir sur la condition humaine, où la jeunesse, pleine d’espoir et d’illusion, doit souvent faire face à une réalité bien plus dure et impitoyable qu’elle ne l’avait imaginée.