Cette vie, qui m'avait d'abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable. Je me fatiguai de la répétition des mêmes scènes et des mêmes idées. Je me mis à sonder mon coeur, à me demander ce que je désirais. Je ne le savais pas ; mais je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux. Me voilà soudain résolu d'achever, dans un exil champêtre, une carrière à peine commencée, et dans laquelle j'avais déjà dévoré des siècles.
J'embrassai ce projet avec l'ardeur que je mets à tous mes desseins ; je partis précipitamment pour m'ensevelir dans une chaumière, comme j'étais parti autrefois pour faire le tour du monde.
On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d'être la proie d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m'accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j'aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude.
La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon coeur comme des ruisseaux d'une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. II me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.
Extrait de René - de Chateaubriand
L'extrait de René que nous avons sous les yeux présente un monologue intérieur du protagoniste, plongé dans une profonde mélancolie et une quête existentielle. À travers ses réflexions, Chateaubriand dépeint les souffrances d'un jeune homme qui, après avoir cherché le bonheur dans l'exil et la nature, se trouve face à un vide intérieur qu'il ne parvient pas à combler. Ce texte est un exemple parfait du romantisme, où le personnage est en quête d’un idéal qui lui échappe sans cesse. Dans ce commentaire, nous analyserons comment Chateaubriand met en lumière la quête d’un idéal inaccessibile à travers la solitude de René, la critique de la société et l'impact de la nature sur l'âme humaine.
1. La quête d’un idéal inaccessible : le mal-être existentiel
Dès le début de l'extrait, René décrit un état de fatigue mentale et émotionnelle : "Cette vie, qui m'avait d'abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable." La répétition des mêmes scènes et des mêmes idées fait émerger chez lui un sentiment d’ennui et de vide. Il ne sait plus ce qu'il désire, ce qui traduit une quête de sens sans but précis. Chateaubriand explore ici l'idée du désir inassouvi, un thème fondamental du romantisme. René semble être pris dans un tourbillon de désirs contradictoires. D'un côté, il croit que la nature pourrait lui offrir ce qu’il cherche : "je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux". Mais, comme souvent dans la littérature romantique, la satisfaction semble impossible. La quête du bonheur est continuellement renvoyée à un idéal lointain, hors de portée.
Cette recherche de l'inaccessible est d’autant plus marquée par la phrase "je cherche seulement un bien inconnu, dont l’instinct me poursuit". René n’est pas seulement en quête de bonheur ; il est poussé par un désir irrationnel et sans fin, une sorte d’appel du vide. Ce "bien inconnu" représente un idéal que René ne saura jamais atteindre, un élément clé du romantisme où l’échec est inévitable et fait partie intégrante de l'expérience humaine.
2. La critique de la société et le rejet de l’habitude
René fait également l’objet d’une critique acerbe de la société et de ses institutions. Dans ses réflexions, il se trouve constamment insatisfait des choses établies : "ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur." Cela témoigne du rejet de la norme et de la quête d’une vie plus authentique, une vie qui ne serait pas soumise à la répétition, à la routine de la civilisation. L’idée de la recherche du bonheur dans "l’habitude" est absente du monde de René ; l’habitude, la stabilité, loin de constituer une forme de bonheur, représentent une forme de mort. Cette perception du monde traduit la distanciation du héros vis-à-vis d'une société qu’il trouve dégradée, inauthentique.
Ce rejet de la société est également lié à la volonté de René de fuir le monde et de s’immerger dans la nature, une autre caractéristique du romantisme. Il quitte la civilisation pour une retraite solitaire dans les bois, un lieu où il espère trouver des réponses à ses interrogations. Cependant, l’ironie du texte est qu’il est toujours insatisfait, même dans la nature. Il recherche un idéal que la société ne lui offre pas, mais la nature, elle non plus, ne semble pas pouvoir le combler.
3. L'impact de la nature sur l'âme humaine
Enfin, la nature, loin d’apporter la paix intérieure à René, semble au contraire exacerber ses tourments. "La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire." Alors qu’il espérait que la nature calme son âme tourmentée, elle devient le reflet de son malaise. La solitude dans la nature, au lieu de le guérir, le plonge davantage dans une introspection angoissée, où la surabondance de la vie semble insupportable. La "lava ardente" qui coule dans son cœur et ses "cris involontaires" témoignent de cette agitation intérieure. Paradoxalement, plus il se rapproche de la nature, plus il semble se perdre. La nature devient ici un miroir de ses souffrances intérieures, une projection de son propre vide existentiel.
Les déambulations de René, que ce soit dans la vallée ou sur la montagne, montrent à quel point il est hanté par une quête spirituelle, un désir d’atteindre un idéal qu’il finit par percevoir comme un "fantôme imaginaire". Ce "fantôme" représente tout ce qu'il aspire à atteindre, sans jamais pouvoir le saisir. La nature devient le terrain de cette quête sans fin.
À travers cet extrait de René, Chateaubriand illustre brillamment le mal-être d’un individu en quête d’un idéal inaccessible. Le protagoniste, exilé dans la nature, cherche à échapper à la société qu’il juge dégradée, mais, paradoxalement, la solitude et la nature n’apportent aucune réponse à ses tourments. La quête de René devient un voyage intérieur incessant, où le bonheur semble toujours hors de portée. Ce texte met en lumière la dimension tragique du romantisme : la recherche d’un idéal qui, par définition, est inatteignable, et la souffrance liée à ce désir inassouvi. Chateaubriand, par le biais de ce personnage, nous invite à réfléchir sur la condition humaine, le désir et l’infini, des thèmes universels qui résonnent profondément avec les préoccupations de son époque et de notre époque.